Littérature étrangère

George Orwell

1984

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Chronique de Aurélie Janssens

Librairie Page et Plume (Limoges)

« You » ? Qui es-tu ? Un « vous » dans lequel tu peux te cacher, lecteur ? Te fondre dans la masse, l’individualité niée. Sache désormais que tu es repéré. Big Brother TE regarde, oui, toi ! C’est seul que tu devras lui faire face. Heureusement, la traductrice Josée Kamoun est là pour t’accompagner sur les pas de George Orwell.

Il y a certains mots, certaines expressions qu’on croit figés dans le marbre de la traduction, tant les lecteurs se sont habitués à les côtoyer des années durant, les citer, les reprendre. Ils deviennent une évidence. On ne se pose plus la question de leur légitimité. Et puis, une éditrice a la bonne idée de se dire que la traduction proposée depuis des années dans son catalogue, et qui faisait jusqu’à présent autorité, est perfectible. En effet, près de 70 années ont passé depuis la première traduction d’Amélie Audiberti. Des années marquées par des événements historiques, des avancées technologiques. 1984 est arrivé. Fort heureusement, la réalité n’a pas rejoint la fiction. Pourtant, plus on avance, plus certains signes devraient nous alerter. Dans le roman, Orwell imagine une dystopie où le monde, suite à une guerre nucléaire, est divisé en trois « blocs » : L’Océania, l’Eurasia et l’Estasia en guerre perpétuelle, dirigés chacun par des régimes totalitaires. On suit Winston, un habitant de l’Océania dont le travail est de faire en sorte que les Archives historiques correspondent au discours du Parti. En effet, le propre du régime en place en Océanie est la manipulation des individus par le langage. Leur objectif est de faire disparaître des mots, des articles, des témoignages d’un passé, d’une Histoire qu’ils veulent faire oublier. Si les gens n’ont plus les moyens d’exprimer une opinion, un sentiment, une réalité, cette dernière disparaît peu à peu. Dès lors, le roman devient un manifeste pour la liberté de pensée et d’expression, une mise en garde nourrie de ce à quoi Orwell vient d’assister. (1984 a été écrit en 1948, juste après la Seconde Guerre mondiale.) Le fait de traduire à nouveau ce texte aujourd’hui va complètement dans le sens du roman puisque l’acte de traduction nous amène à réfléchir sur les mots, leur sens. Les traduire, c’est y appliquer une sensibilité, un point de vue. Josée Kamoun (traductrice entre autres de Jonathan Coe, Philip Roth ou encore John Irving), comme elle l’avait déjà fait avec Sur la route de Kerouac, a choisi de modifier le temps de la narration, passant d’un imparfait à un présent, plus direct, plus immédiat, plus glaçant. De même, certains termes pourtant emblématiques ont été retraduits : le « novlangue » devient le « neoparler », des ministères changent de nom : le « Miniver » devient le « Minivrai », les slogans du Parti deviennent dans leur nouvelle traduction plus directs : « War is Peace » est traduit par « Guerre est Paix » au lieu de « La Guerre c’est la Paix ». Cette somme de détails est un véritable travail pour redonner le souffle littéraire, voire poétique, du roman, le faire résonner avec le présent, dialoguer avec l’actualité dans ce qu’elle a de plus inquiétant et réveiller nos consciences. Pour qu’un 1984 n’arrive jamais, il faut continuer à faire vivre les mots, à les faire siens, à y réfléchir, à se battre pour que personne ne nous les enlève, ne nous impose une pensée unique !

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