PAGE : Après un essai plus que réussi dans le roman, pourquoi être revenu à la forme brève ? Et d’ailleurs, pensez-vous, comme l’indique la page de garde, que ce sont des « nouvelles » ?
Bernard Quiriny : En fait, j’ai pu constater qu’on ne « choisit » pas vraiment d’écrire des nouvelles plutôt qu’un roman, ou le contraire : on choisit d’écrire telle histoire, laquelle décide du format convenable. En l’espèce, comme dans Contes carnivores, j’avais en tête des « récits à idée », des jeux de logique, des arguments qui se prêtent à la condensation en quelques pages, voire en quelques lignes. (Je remarque à ce sujet que, plus ça va, plus je suis tenté de faire court – « tant mieux », me glisse-t-on perfidement – ; je finirai par écrire des haïkus à la montagne). D’où les nouvelles. Quant au terme de « nouvelles », il me semble qu’il convient, en tout cas en première approximation. Peut-être un spécialiste nous dirait-il qu’il y a une nomenclature plus exacte (« contes », etc.) La seule limite à la légitimité du terme, c’est que les nouvelles de ce recueil marchent par série. Mais enfin, ça reste des textes brefs.
P. : Le personnage de Pierre Gould, bibliomane atypique, curieux (dans les deux sens du terme), qui possède ce don étrange pour nous guider tout en nous perdant, apparaissait déjà dans vos précédents livres. Il prend ici plus d’ampleur au point d’être devenu le personnage principal du recueil. Concevez-vous cet « invraisemblable Gould » comme votre double romanesque ou comme le guide que vous auriez aimé avoir ?
B. Q. : On ne se quitte plus, en effet. Au départ, Gould était une farce anecdotique dans L’Angoisse de la première phrase : j’avais décidé d’appeler plusieurs personnages comme ça, par plaisanterie. Puis Gould s’est plus ou moins fixé dans mon esprit et il a fini par ressembler à ce qu’il est aujourd’hui : un bibliomane excentrique, un peu vieille France, vaguement anar de droite et/ou traditionaliste, mais en même temps très libéral, anglophile, vieux garçon, etc. Le parfait compagnon de voyage, comme Hercule Poirot avec Hastings : excursions culturelles, thé de cinq heures et partie de jacquet au fumoir, etc. Un art de vivre disparu, disons. Je ne sais pas si j’aimerais bien le connaître (qu’il soit un guide) ou être lui (mon double). Peut-être les deux.
P. : En vous lisant, on retrouve des échos, que vous évoquez de manière plus ou moins explicites, avec les œuvres de Borgès, Vila-Matas (qui avait préfacé Contes Carnivores ) ou encore le Calvino des Villes Invisibles. Dans quelle mesure ces auteurs vous ont-ils influencé ? Quel rapport entretenez-vous avec eux ?
B. Q. : Disons qu’ils représentent une sorte de famille d’esprits à laquelle j’aimerais bien qu’on me raccroche. On voit bien, quand on cite ces noms, le genre de littérature dont il s’agit : philosophante, cérébrale, érudite, humour discret, avec des labyrinthes et un tas de références, un jeu de clins d’œil, d’allusions, de réseaux, etc. Que ces auteurs m’aient influencé est certain, même si les voies par lesquelles ils l’ont fait sont indiscernables. Calvino, par exemple : j’aurais du mal à nier qu’il y a quelque chose de lui dans les villes inventées du recueil ; en même temps, je n’ai qu’un souvenir très vague de Villes invisibles et je crois plutôt que sa vraie influence remonte à l’époque où un professeur de français avait eu la bonne idée de nous faire étudier le Baron perché. Pour Borges, c’est plus net. Je dirais qu’il a été le principal déclencheur, à égalité avec Marcel Aymé.
P. : « Ubuesque », « mystérieuse », « invraisemblable », « étrange » … voici une petite sélection de termes piochés au fil de vos récits. Le ton est donné ! Quel est celui, parmi ceux-ci, ou d’autres de votre choix, qui convient le mieux à définir le genre de vos écrits (si tant est qu’on puisse leur accoler un terme) ?
B. Q. : Oh, tous ces termes me conviennent, et beaucoup d’autres aussi. Chacun colle les étiquettes qu’il veut (tant qu’elles sont polies). À la limite, s’il fallait « définir », j’utiliserais plutôt des auteurs : disons que ce sont des récits d’obédience borgéso-aymo-calvinienne, ou quelque chose comme ça.
P. : Enfin, on ne peut s’empêcher d’évoquer vos racines belges quand on lit vos nouvelles. En effet, on y retrouve cet humour noir, incisif et parfois surréaliste qui caractérise la littérature belge. Vous évoquez aussi l’humour anglais. Pensez-vous qu’il y ait des similitudes entre ces deux types d’humour ? En quoi « l’humour belge » est-il si caractéristique ?
B. Q. : Qu’on invoque ma belgitude me fait toujours plaisir, parce que je crois en effet qu’il existe quelque chose comme un esprit belge, un humour belge, et sans doute une littérature belge (grands ancêtres, branche surréalisme, Mariën, Thiry, etc.) Après, pour entrer dans les définitions, c’est plus compliqué. Toutes ces choses s’expliquent-elles ? C’est comme le jazz : intuitivement, on voit bien ce que c’est, mais on ne saurait pas dire où passent les frontières. Idem pour l’humour anglais, quoiqu’il soit un peu plus identifié (l’understatement ). Je ne sais pas s’il y a des similitudes entre l’humour belge et l’humour anglais, mais on peut certainement être sensible aux deux ; peut-être que la sensibilité à l’un favorise la sensibilité à l’autre. Il faudrait faire des tests psychologiques. Ou étudier Gould : belge dans l’âme, mais aussi très british. À sa mort, on répandra ses cendres dans la mer du Nord, au milieu.