Littérature étrangère

Peter Stamm

L’un l’autre

illustration

Chronique de Aurélie Janssens

Librairie Page et Plume (Limoges)

Si la personne qui partage votre vie disparaissait tout à coup, sans un mot, combien de temps continueriez-vous à croire à son retour ? Combien de temps lui resteriez-vous fidèle ? Combien d’années avant de passer de l’un et l’autre, à l’un sans l’autre ? Réponse avec l’écrivain devenu maître dans l’art de la fuite.

Astrid est en couple avec Thomas depuis près de vingt ans. Ils ont deux enfants, Ella, toujours le nez dans ses livres, et Konrad. Astrid, ancienne libraire, a décidé d’arrêter de travailler lorsqu’elle a eu ses enfants pour se consacrer à sa vie de famille. Un rôle de mère au foyer dans lequel elle s’épanouit pleinement. Un soir, alors qu’ils rentrent d’un séjour en Espagne, ils s’installent sur la terrasse, ouvrent une bouteille de vin et le journal, profitent du calme. Astrid entend Konrad pleurnicher dans sa chambre, elle va le voir, le réconforte, décide de vider les valises et se couche. Le lendemain, au réveil, Thomas n’est plus là. Elle pense qu’il est parti plus tôt au travail, qu’elle ne l’a pas entendu se coucher ni se lever. Néanmoins, la petite musique du doute s’installe. Elle appelle la secrétaire de Thomas, qui lui confirme ne pas l’avoir vu de la journée. Le soir arrive, Thomas ne rentre toujours pas. Un jour après l’autre, le doute grandit, fait place à la peur, l’angoisse. Astrid prévient les gendarmes, la famille. Continue de croire au retour de Thomas. Les proches ne semblent pas non plus très inquiets. Les enfants acceptent cette situation sans vraiment en mesurer l’ampleur. Astrid oscille entre devoir reconstruire le quotidien sans Thomas, subvenir aux besoins de la famille, faire sans l’autre, et ce fol espoir de le revoir un jour. Cette croyance indéfectible ne la quitte plus, même lorsque les gendarmes retrouvent une pièce de tissu du manteau de Thomas au bord d’une crevasse et décident de le déclarer mort. Peter Stamm ne déçoit pas avec ce nouveau roman. On y retrouve les thèmes qui lui sont chers. Il aime à dépeindre ces couples assez banals à qui il arrive un jour quelque chose d’extraordinaire, au sens propre du terme : qui sort du quotidien. C’est aussi l’écrivain de la fuite, cette décision spontanée, parfois non motivée, qui n’est qu’une mise en mouvement de l’être en quête de sens, un cheminement erratique, souvent parmi une nature très présente qui accueille ce parcours aléatoire. Il décrit avec beaucoup de justesse et une langue épurée cette immense solitude nécessaire, ce besoin irrépressible de se perdre pour mieux se trouver et permettre de pouvoir enfin se tourner vers l’autre. Dès lors, ce roman de la fuite devient aussi celui de l’amour, de la fidélité à l’autre, en dépit du bon sens, en dépit de ce que les proches disent, quelque chose d’ancré au fond de soi, une certitude viscérale. Astrid se mue alors en Pénélope ajoutant chaque jour un morceau d’espoir à sa grande toile, lui permettant de rendre l’attente de son Ulysse moins cruelle. Un grand roman d’une simplicité bouleversante.

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