Littérature française

Marie Charrel

Une nuit avec Jean Seberg

illustration

Chronique de Aurélie Janssens

Librairie Page et Plume (Limoges)

Avec ce cinquième roman, Marie Charrel prouve encore qu’elle est une raconteuse d’histoires hors pair. Au cœur de ses livres, il y a toujours un secret de famille, une histoire tue qui se transmet de manière inconsciente. Depuis deux romans, ce secret s’inscrit dans la grande Histoire. Elle joue avec ces fils, entre réalité et fiction, pour notre plus grand plaisir.

En 1962, Elizabeth, fille d'une Algérienne et d'un musicien noir-américain, est une jeune femme qui vit en France. Depuis la perte de sa mère, elle essaie de comprendre son histoire personnelle, ses origines. Elle se lie d'amitié avec Daniel qui l'invite à la manifestation rue de Charonne, contre la guerre d'Algérie. Elizabeth n'est pas très engagée politiquement mais elle aime bien Daniel et décide de l'accompagner. S'ensuit un événement tragique. Elizabeth suit son père aux États-Unis où elle se rapproche des Black Panthers. Elle ne se doute pas que cet engagement va bouleverser sa vie. On lui confie une mission, se rendre dans un hôtel en Suisse pour essayer de soutirer de l'argent à « un gros poisson ». Sur place, au bar de l'hôtel, elle croise Jean Seberg. Ces deux femmes sont attirées l'une par l'autre car elles ont reconnu chez l'autre le poids des drames et une grande fragilité. Quarante ans plus tard, Elizabeth est devenue grand-mère. Elle a gardé son passé secret. Lorsque le roman s'ouvre, son petit-fils, Alexandre, a disparu.

 

PAGE — Pour quelles raisons êtes-vous fascinée par ce processus de transmission du secret ?
Marie Charrel — C’est effectivement un thème récurrent dans mes livres. Ce qui me fascine, c’est que plus ils sont tus, plus ils se transmettent. Les enfants captent toujours ce qu’on ne leur dit pas, ils sentent où il y a des crispations. Ils ne le verbalisent pas mais il y a des espèces de points névralgiques qui finissent par exploser. Ici, Elizabeth s’est engagée auprès des Black Panthers. Elle est plutôt dans l’illégalité, elle a une violence extraordinaire en elle jusqu’à sa rencontre avec Jean Seberg. Elle n’en a jamais parlé. Tout va exploser quand son petit-fils va, lui aussi, avoir ce cheminement de violence, en voyant le racisme dans la France actuelle. Je trouve fascinant de constater que ce qu’on avait alors aux États-Unis, les arrestations de Noirs, toute cette violence policière, est encore présent. J’ai eu envie de construire ce pont entre ces deux révoltes.

P. — Cette recherche du secret enfoui implique une enquête, une recherche d’indices, de signes. Êtes-vous influencée par votre autre profession, le journalisme ?
M. C. — Il y a régulièrement des ponts qui se font entre mes deux métiers. Ce qui colle bien au secret parce que, quand on commence à se pencher sur son passé, il y a toujours une forme d’enquête. J’aime beaucoup, en tant que lectrice, être emportée de cette manière-là. C’est ce que j’ai voulu faire. La disparition d’Alexandre pousse Elizabeth à essayer de comprendre les motivations de son petit-fils, sur quelle révolte il s’engage. Ce qui me permet de mettre en place, en parallèle, son histoire à elle.

P. — Vous inscrivez ce roman dans des moments forts de l’Histoire contemporaine. Pourquoi ce choix ?
M. C. — J’avais très envie, à travers mon roman, de dessiner les filiations intellectuelles qui me sont apparues quand je me suis tout d’abord penchée sur Jean Seberg et ses engagements, entre ce qui se passait en Algérie, le mouvement des Black Panthers et d’autres moments historiques. J’ai découvert ces fils tendus entre deux continents, ces histoires douloureuses qui sont encore omniprésentes. J’aime aussi quand la petite et la grande Histoire sont liées. Quand j’imaginais Elizabeth, je pensais à Forrest Gump. Elle n’est pas du tout comme lui mais elle se trouve à chaque fois dans des points-clés de l’Histoire : les Black Panthers, les mouvements pour les droits civiques, ou encore ce moment où un groupuscule d’activistes un peu fous essaie de cambrioler un bureau du FBI.

P. — Avec ce roman, vous jouez avec la fiction et des faits qui se sont réellement déroulés. Pourquoi avoir choisi Jean Seberg ? Comment les personnages se sont-ils noués autour d’elle ?
M. C. — Au début, je voulais faire un roman sur l’histoire d’amour entre Jean Seberg et Romain Gary, deux personnalités très différentes mais connectées par leurs luttes. Il s’est alors passé deux choses. Tout d’abord, une collègue du Monde ayant écrit un livre sur ce mariage, il m’est apparu difficile de rester sur le même projet. Et plus je creusais, plus je me suis rendu compte que c’était Jean qui m’intéressait. D’autre part, au moment où je faisais mes recherches, il y avait le mouvement Black lives matter. J’étais penchée sur l’histoire des Black Panthers et j’ai constaté que peu de choses avaient changé aux États-Unis. Je voulais que Jean Seberg soit un personnage du roman mais pas le personnage principal, qu’elle reste un personnage de fiction. Elle est l’ange qui plane au-dessus de ces histoires, le point de connexion, de bascule qui fait qu’Élisabeth va ouvrir les yeux sur sa vie, sur le sens de ses luttes. J’ai eu l’idée de cette nuit, où je savais qu’elle était à Lausanne, cette scène où elle et Elizabeth picolent du whisky au bar.

P. — Le traitement narratif de vos romans est admirable, il y a souvent plusieurs voix qui alternent, plusieurs époques. Comment travaillez-vous pour ne pas être perdue ? Utilisez-vous des schémas ?
M. C. — J’ai construit un plan détaillé de manière classique, j’avais la structure en tête. On peut traduire cette alternance d’histoires de deux manières : soit on les construit en parallèle, soit on les mélange. J’avais en tête cette construction en « ping-pong » qui met en avant les liens entre l’histoire d’Alexandre et Elizabeth, ce chemin d’engagement, de lutte, une rencontre avec quelqu’un qui va leur faire prendre conscience de leurs actes, élargir leur vision du monde. Cela permet de mieux comprendre leur relation très tendre, très proche. J’avais vraiment à cœur cette relation avec cette grand-mère, qui est aussi une autre obsession chez moi.

 

Les autres chroniques du libraire