Littérature étrangère

Paula McLain

Madame Hemingway

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Chronique de Aurélie Janssens

Librairie Page et Plume (Limoges)

Lorsque l’on parle des femmes en littérature, on rend souvent hommage aux talentueuses auteures qui en ont marqué l’histoire. Mais pense-t-on à célébrer le courage et l’abnégation de celles qui, dans l’ombre, ont partagé leur vie, aimé et soutenu leur mari d’écrivain ? Est-il évident d’exister auprès de ces artistes qui, ne l’oublions pas, étaient avant tout des hommes avec leurs forces et leurs faiblesses ? Deux ouvrages reviennent sur deux femmes qui ont marqué un moment de la vie de leurs illustres compagnons : Ernest Hemingway et Franz Kafka.

La première, Hadley Richardson a 28 ans lorsqu’elle rencontre Ernest Hemingway à la Nouvelle-Orléans. Leurs regards se croisent pour la première fois lors d’une soirée entre jeunes où le jazz accompagne quelques verres d’alcool prohibé. Ernest a 21 ans et rentre juste de la guerre. Leurs deux tempéraments en apparence si opposés – elle, droite, naïve et forte ; lui, jeune « chien fou » sentant croître ce besoin viscéral de coucher sur le papier les récits qui le dévorent pour devenir un grand écrivain, à l’image de son ami Sherwood Anderson –, se complètent finalement à merveille. Ils se marient et emménagent à Paris dans une mansarde ouverte à tous les vents, au son de l’accordéon d’un bal musette du 14 juillet 1922. Sans le sou mais des rêves plein la tête et habités par l’envie de vivre cette vie de bohème, ils rencontrent Ezra Pound, ses idées révolutionnaires et ses maîtresses, les Fitzgerald et leur conception jusqu’au-boutiste de l’amour libre, ainsi que Gertrude Stein et sa femme – et avec elles le saphisme. Hadley et Ernest forment, eux, un couple uni, simple et solide. Mais à force d’observer ces couples libres, Hadley s’interroge sur la place qui doit être la sienne. Elle sait qu’Ernest a besoin d’elle et de son soutien pour continuer à avancer dans ses écrits. Mais lorsque celui-ci commence à acquérir une petite notoriété, attirant les regards – notamment ceux des jeunes femmes sveltes et bien habillées –, Hadley se sent de plus en plus menacée. Paula McLain montre beaucoup de talent à nous décrire, avec justesse et passion, cette époque foisonnante, tout en menant une réflexion profonde sur le rôle qu’ont pu avoir les femmes d’artistes. Publié précédemment chez Buchet Chastel, c’est au Livre de Poche que vous pouvez découvrir dès à présent ce portrait exceptionnel. Pour les 60 ans de la maison d’édition et durant toute l’année 2013, ils nous gâtent, nous, lecteurs. Et quel meilleur cadeau peuvent-ils nous offrir qu’un roman qui célèbre la femme et la littérature ?
Si Hadley a plus particulièrement marqué le début de carrière d’Ernest Hemingway, il est une autre femme dont nous pouvons souligner le courage et l’amour indéfectible porté à son compagnon, c’est la dernière fiancée de Franz Kafka, Dora Diamant. Jamais patronyme n’avait été si bien porté.
Été 1923 à Müritz, sur les bords de la Baltique. Dora, jeune femme de 25 ans monitrice dans un foyer pour enfants juifs, rencontre sur la plage un homme étrange, frêle, intriguant. Cet homme, c’est Franz Kafka, venu rejoindre sa sœur Elli dans sa maison de vacances pour quelques semaines. Il a 40 ans et souffre de tuberculose depuis plusieurs années. Une attirance subtile va tout de suite les rapprocher. Attirance qui se transforme bien vite, au fil des conversations, en un amour sincère et profond. Si Franz n’en est plus à sa première relation sentimentale (on connaît ses histoires avec Felice Bauer, Julie Wohryzek ou encore Milena Jesenska), Dora est une jeune femme encore préservée des déceptions et rudesses de l’amour. Pleine de vie et de projets, l’enthousiasme de Dora est communicatif et, bien que conscient de son état de santé plus que précaire, Kafka accepte de leur trouver un logement à Berlin dès leur retour de vacances. Cependant, la fragilité de Kafka l’oblige à écourter ses vacances à Müritz et à retourner auprès de sa famille qui voit d’un assez mauvais œil cette relation naissante. Ils l’aident néanmoins à trouver ce logement, où le rejoint Dora quelques semaines plus tard. Cette vie de couple est cependant bien loin de celle qu’elle avait imaginée. Berlin est en pleine crise financière et le moindre aliment peut voir son prix doubler du jour au lendemain. Il devient quasiment impossible de chauffer le logement et la santé de Kafka se dégrade de jours en jours. C’est à peine s’il est encore en mesure de tenir une correspondance ou d’écrire quelques lignes. Dora endosse donc avec patience, abnégation et beaucoup d’amour un tablier supplémentaire, celui d’infirmière vivant au rythme des quintes de toux, des fièvres, des insomnies et des examens médicaux. De plus, nous sommes en 1924 et la montée du nazisme préoccupe de plus en plus Dora et Franz, juifs tous les deux, au point d’envisager un jour de s’établir en Palestine. Cet antisémitisme rampant et leur mode de vie atypique (un écrivain malade vivant en concubinage sous le même toit qu’une jeune femme juive) les amènera à changer plusieurs fois d’appartements, chassés pas des logeuses au regard torve. « Si elle devait raconter sa vie, elle ne noterait que des petits riens car le bonheur, estime-t-elle est le plus grand quand il est fait de toutes petits choses. » Ce sont ces petites choses qui font tenir et avancer le couple au jour le jour : une accalmie dans la maladie de Franz, une promenade, un film au cinéma, la visite d’un ami. Et même si l’on connaît l’issue fatale de cette courte relation (Kafka meurt en 1924 dans un sanatorium), le roman de Michael Kumpfmüller se veut avant tout une célébration de ces petits moments de vie qui effacent tous les malheurs, un hommage à cette femme éblouissante qui aimera et soutiendra Kafka jusqu’au bout. Un roman à la fois lumineux et tragique, une ode à la beauté et la puissance de l’amour.

 

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