Littérature étrangère

George Saunders

Lincoln au Bardo

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Chronique de Linda Pommereul

Librairie Doucet (Le Mans)

Récompensé par le Man Booker Prize 2017, le premier roman de l’Américain George Saunders, grand maître dans l’art de la nouvelle, est un texte magnétique, extraordinairement brillant, qui porte haut les couleurs du romanesque. Un texte audacieux qui alterne la parole des vivants et des morts dans un projet d’une étourdissante créativité littéraire.

Écrivain américain de renom, George Saunders est l’auteur de plusieurs recueils de nouvelles, dont le très remarqué Dix décembre (L’Olivier), petit chef-d’œuvre du genre qui plonge le lecteur dans la violence et l’absurdité du monde moderne. Ici, tout commence par une critique dithyrambique dans une revue. Le journaliste parle d’un livre culte, hors du commun. Un texte étrange, étonnant. On l’attend alors avec une certaine impatience et beaucoup de curiosité. Il arrive enfin. On le feuillette pour s’imprégner de son contenu comme pour absorber sa forme particulière : un chœur de personnages, des morts qui semblent se répondre dans un ballet baroque, spectateurs passifs mais virulents du drame dont ils sont les témoins. Dès les premières pages, on est sensible à l’ambiance de ce récit. On est happé par le style. On se laisse prendre par sa puissance d’évocation comme envoûtée par l’atmosphère du Bardo. Une grande partie du récit se déroule dans ce Bardo, un terme tibétain qui apparaît dans Le Livre des morts tibétains et qui désigne l’état intermédiaire entre la mort et la réincarnation, lorsque l’âme n’est plus connectée au corps. Washington, 25 février 1862 : un petit garçon prénommé William a été enterré dans le cimetière de Oak Hill. Willie n’est autre que le fils du président des États-Unis Abraham Lincoln. Dans le silence de la nuit, Lincoln s’échappe de la Maison Blanche pour se recueillir sur la tombe de son fils aimé, mort à l’âge de 11 ans de la fièvre typhoïde. Émues par la détresse du président, les âmes égarées du Bardo prennent la parole dans une ronde frénétique de colère et de tristesse pour aider le président à faire son deuil et à trouver la paix. Ces spectres, qui n’ont pas conscience de ne plus appartenir au monde des vivants, animent le récit dans une cacophonie vive et passionnée. Parmi elles, celle de Hans Vollman qui est mort assommé par une poutre, juste avant d’avoir consommé son mariage. Bévins qui a tenté de se suicider, avant de changer d’avis, et l’irréprochable révérend Everly Thomas. Lincoln au Bardo est un livre étonnant à plus d’un titre car ce récit dantesque alterne les couches narratives, fusion de l’imagination d’un George Saunders virtuose, et des archives, lettres, journaux d’époque qui donnent le contexte historique à cette expérience littéraire unique. Porté par la traduction exceptionnelle de Pierre Demarty, Lincoln au Bardo est « une œuvre lumineuse de générosité et d’humanisme », selon Colson Whitehead. Un texte porté par la grâce de l’amour et cette foi inébranlable en la vie.

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