Littérature étrangère

Viet Thanh Nguyen

L’homme sans nom

L'entretien par Linda Pommereul

Librairie Doucet (Le Mans)

Dans cette suite très attendue du Sympathisant, nous retrouvons Vo Danh (l’homme sans nom), agent double à la solde des communistes, à Paris, un an après avoir survécu à un camp de rééducation vietnamien, accompagné de son fidèle acolyte. Un grand roman hanté par les fantômes et les blessures de l’Histoire.

Après avoir mis en scène la colonisation, la guerre du Vietnam, comment vous est venue l'idée de confronter la France des années 1980 à son passé ?

Viet Thanh Nguyen - Le Sympathisant était principalement centré sur le rôle des États-Unis au Vietnam et je me suis beaucoup amusé à me moquer des prétentions et hypocrisies américaines. Je trouvais que, dans ce roman, les Français s’en tiraient à bon compte, même si le sympathisant est à moitié français. J’ai donc voulu, pour la suite, me moquer des Français et de certaines de leurs prétentions et hypocrisies quant à leur rôle en Indochine. J’espère qu’ils sont capables d’avoir de l’humour sur la question. Il m’a paru logique de camper l’intrigue dans les années 1980 car le sympathisant avait besoin d’affronter son passé français, le souvenir de son père français, un prêtre, ainsi que l’héritage du colonialisme français, qu’on rencontre dans la présence, à Paris, d’immigrés venus des anciennes colonies. Il se retrouve non pas dans le Paris des fantasmes touristiques, mais dans celui, plus âpre, des quartiers immigrés.

Le Sympathisant, le Dévoué, l’homme sans nom. Votre personnage est un fantôme, un anonyme. On le comprend à mesure que le récit avance. La question de l’identité est-elle primordiale ?

V. T. N. - Ces deux romans sont, entre autres choses, des romans noirs et d’espionnage. Et ces genres littéraires posent souvent la question de l’identité : celle du protagoniste et celle de la société qu’il espionne ou celle de la société qui l’a envoyé espionner. Ou encore la société qui est responsable, en dernier ressort, des crimes auxquels il assiste ou qu’il commet. L’identité est donc plus qu’une simple question personnelle, bien qu’elle le soit aussi, et pas qu’un peu. Le sympathisant se demande sans arrêt qui il est, mais sa crise d’identité, au fond, est liée au colonialisme et au racisme dont il fait l’expérience, au sexisme qu’il contribue à perpétuer. Tout cela mène à une série d’événements terribles qui le traumatisent et lui donnent le sentiment d’être un fantôme.

D’ailleurs Le Dévoué est un récit dans lequel vous privilégiez davantage les idées que l’action. Un grand roman politique ?

V. T. N. - Je crois qu’il y a quand même beaucoup d’action dans le roman : bagarres à coups de couteau et avec des armes à feu, contrebande et trafic de drogue, extorsions et même un soupçon de guerre sainte. Mais il s’agit aussi du combat que mène le protagoniste pour se reconstruire après les événements du Sympathisant. Pour ce faire, il doit réfléchir aux idées qui l’ont façonné et les reconsidérer. Le roman repose sur la conviction que les idées sont tellement puissantes qu’elles peuvent pousser des millions de gens à agir. La politique, en fin de compte, tourne autour du pouvoir de ces idées. Bien qu’écrire ou lire une scène de fusillade puisse être exaltant, je m’intéresse aussi à ce qui a poussé en premier lieu ces gens à prendre les armes.

Vous êtes une voix discordante. Il est rare d’entendre un écrivain vietnamo-américain parler de la façon dont les Américains et les Français perçoivent l’Histoire du colonialisme et de l’impérialisme.

V. T. N. - Je crois que les lecteurs américains et les éditeurs attendent de nous, écrivains américano-vietnamiens, que nous parlions justement de ça, ce que c’est d’être vietnamo-américains : notre culture, notre langue, notre nourriture et notre passé. Surtout quand on vient du Vietnam. Bien sûr, on attend de nous aussi que nous parlions de la guerre américaine au Vietnam. Mais pas des États-Unis en général. Ça, c’est la chasse gardée des écrivains « américains ». Nous, nous sommes des écrivains vietnamo-américains. Cela ne me dérange pas, mais je suis aussi un écrivain américain et un écrivain tout court. Je suis bien décidé à écrire sur l’Amérique dans son ensemble ! Dans Le Dévoué, je parle aussi de la France d’une manière plus large qu’à travers la seule expérience de l’immigré ou du réfugié. Quant à l’Histoire du colonialisme et de l’impérialisme, les Vietnamo-Américains, les réfugiés ou les anciens colonisés, se voient généralement demander par leurs pays d’accueil – les puissances coloniales et impériales – de ne pas en parler : elle peut être pour ces pays gênante, honteuse et contraire à leurs idéaux, à l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes. C’est justement parce que le colonialisme et l’impérialisme sont gênants, honteux et contradictoires que je veux en parler.

Raconter enfin l’Histoire pour se représenter soi-même et éviter les clichés, notamment ceux véhiculés par le cinéma ou la littérature ? 

V. T. N. - Quand vous n’avez pas la main sur le cinéma, la littérature ou l’Histoire, vous êtes soumis aux récits des autres, qui contiennent souvent des stéréotypes, des clichés, des distorsions, des images faussées de vous et de votre peuple. Il vous faut donc reprendre la main autant que possible, ce qui peut s’avérer difficile, car aussi libre que puisse être un écrivain, il ne possède pas les outils de publication et ne trouve pas forcément, dans l’univers des éditeurs, des critiques et des libraires, les interlocuteurs qui comprendront son histoire. Écrire contre les clichés que les autres vous imposent est un véritable combat, parce qu’il est difficile non seulement d’écrire, mais de se faire publier. La situation est encore pire au cinéma, puisque, pour faire un film, il faut beaucoup de collaborateurs et beaucoup d’argent – alors qu’un écrivain peut travailler seul. Remettre en cause les clichés au cinéma exige d’avoir un talent artistique, une communauté artistique et des ressources financières. Voilà pourquoi le cinéma met en général plus de temps que la littérature à évoluer et à répondre aux questions culturelles ou politiques. Du fait des nombreux fantasmes cinématographiques américains ou français autour du Vietnam, le chemin est ardu pour les écrivains qui contestent les visions faussées que le grand public se fait du Vietnam, de son histoire et de sa diaspora. Un film ou une émission de télévision, même mauvais, touchent des millions de spectateurs, tandis qu’un bon livre, voire un grand livre, a bien de la chance s’il est lu par des centaines de milliers de gens. Cependant la littérature jouit d’un certain prestige et j’ai donc l’espoir que, avec le temps, les livres écrits par des écrivains français ou américains d’origine vietnamienne auront de l’influence.

 

À propos du livre

Auteur du retentissant et remarqué Sympathisant (Belfond et 10/18), Viet Thanh Nguyen, après avoir « étrillé » l’impérialisme américain, part à l’assaut de la France et questionne l’esprit français par le prisme de la colonisation. Dans cette suite très attendue, on retrouve notre fameux agent double. Après sa libération d’un camp de rééducation, il se réfugie en France, à Paris, en compagnie de « son frère de sang », anticommuniste et naïf. Le dédoublement est encore au cœur de cette fiction mordante, satire sociale explosive et déjantée, construite comme un polar. Des actions en cascade mènent notre « héros sans nom » dans les coulisses des trafics. Il devient dealer pour survivre, tout en fréquentant le milieu interlope parisien des années 1980. Dans cette antichambre de l’enfer, régulièrement visité par les fantômes de son passé, notre narrateur s’interroge sur sa vie, sur son identité et sur l’Histoire qui n’en finit pas de nous rattraper.