Littérature étrangère

Affinity K

Mischling

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Chronique de Stanislas Rigot

Librairie Lamartine (Paris)

Elles ont douze ans, elles sont jumelles, elles sont adorables, chacune bien à sa manière. Tour à tour, elles vont prendre la parole pour vous raconter leur histoire, leur terrible histoire. Elles s’appellent Stasha et Pearl. Retenez bien leur prénom, elles sont les héroïnes de votre rentrée littéraire.

Un nom qui semble sorti de nulle part (Affinity K ?), un titre d’apparence obscure (Mischling ?), le moins que l’on puisse dire est que ce deuxième roman, première traduction en France d’une jeune auteure américaine inconnue au bataillon, n’est pas d’une approche des plus engageantes. Mais dès la première page, le style et le propos étonnent et accrochent. Stasha fait le récit de sa surprenante naissance, sa jumelle Pearl ayant décidé de précipiter la sienne et de s’en aller découvrir le monde. Stasha raconte qu’elle a attendu, persuadée du retour de sa sœur, avant de se rendre compte qu’elle deviendrait « une chose divisée et non viable » si elle ne rejoignait pas aussitôt Pearl : elle décide alors d’accepter les mains du docteur et de laisser faire ce dernier. À peine le lecteur prend-il le pouls de ce démarrage détonnant qu’il se retrouve, page deux, plongé dans un wagon à bestiaux, aux côtés de Stasha et Pearl, âgée à ce moment du récit de 12 ans, accompagnées de leur mère et de leur grand-père Zayde. Sous la direction de celui-ci, ils jouent, s’essayent à tromper la faim. Rapidement, ils arrivent à destination et cette destination, c’est Auschwitz. Nous sommes en 1944, vers la fin de l’année. La porte du wagon s’ouvre, un homme en blouse blanche à l’allure théâtrale s’approche, très intéressé par le fait que ces enfants soient jumelles et que celles-ci soient « mischling » (terme qui désigne, pour l’administration nazie, les sang-mêlé, les personnes d’ascendance partiellement non allemande). Il les emmène. Cet homme se nomme Joseph Mengele et demande à être appelé Oncle Docteur par les enfants qu’il rassemble dans ce qui a été baptisé son « zoo ». Cet épisode peut provoquer un coup d’arrêt dans la lecture. Encore un livre sur les camps ? Encore un livre sur les atrocités nazies ? Oui. Mais surtout non. Car à l’instar de l’inoubliable premier roman de Jonathan Safran Foer (Tout est illuminé), ce qui frappe le lecteur ici (et vous l’aurez compris dès l’entame du livre), c’est la langue, c’est la formidable puissance narratrice des voix de chacune des jumelles qui expriment leur perception du monde (bien propre à chacune quoique liées) avec une poésie déstabilisante vue le contexte, avec un réalisme magique bien éloigné de celui de Garciá Márquez mais qui doit tout à l’enfance et la fantaisie des premiers temps, avec cette envie de vivre qui déborde chaque page, avec le courage de ces deux petites filles qui bouleversent et emportent le lecteur vers des sommets d’émotion. Affinity K a l’élégance de ne nier ni le contexte tragique, ni les enjeux de ce qui entourent Stasha et Pearl et, dans une démonstration des pouvoirs de la littérature, elle les transfigure et offre le Graal de cette rentrée littéraire, le roman que personne n’attend mais qui a tous les atouts pour jouer les premiers rôles en cette fin d’année. Rejoignez au plus vite Stasha et Pearl car si elles ont besoin de vous, vous ne savez pas encore à quel point vous avez besoin d’elles.

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