Essais

Serge Klarsfeld

Chanson de gestes

Entretien par Stanislas Rigot

(Librairie Lamartine, Paris)

Beate et Serge Klarsfeld se racontent : deux voix pour décrire les engagements et les combats qui traversent époques et continents, la lutte incessante pour la vérité, l’amour. Et bien au-delà des mots, c’est d’action dont il s’agit ici, de ces faits qui lient irrémédiablement deux destins à l’Histoire.

Leur nom est connu de tous, leur qualificatif de « chasseurs de nazis » aussi. Mais derrière ces évidences, qui pour nous raconter leur couple et leur histoire, qui pour nous expliquer la naissance de leur engagement, le sens de celui-ci, les contextes et les enjeux de leurs luttes ? Qui pour nous décrire la concrétisation de leurs projets les plus fous, la réalité de leurs coups d’éclat, les conséquences de ceux-ci ? Qui, si ce n’est eux ? Comment si ce n’est au travers d’un livre ? Le long des presque 700 pages qui constituent Mémoires, ils se font ainsi les parfaits interprètes de leur parcours, de leurs faits et gestes, avec la précision nécessaire et une juste distance, pour interroger sans relâche une réalité dérangeante, souvent fuyante, de la claque administrée au chancelier Kiesinger au procès de Klaus Barbie. Et faire de ce livre une stèle contre l’oubli, les raccourcis et les approximations aux effets si destructeurs. Une stèle pour la vie.

 

PAGE — Pourquoi vous êtes-vous lancés dans l’écriture de cet ouvrage et pourquoi à ce moment-là ?
Serge Klarsfeld — Nous avons accepté d’écrire nos Mémoires parce que depuis longtemps des éditeurs nous le demandaient. Nous avons estimé qu’il viendrait un moment où nous n’aurions plus le courage ou la force de ranimer nos mémoires défaillantes. Il fallait reconstituer précisément l’enchaînement d’événements souvent compliqués et se déroulant en maints endroits, afin que le lecteur puisse comprendre dans quelles conditions nous avions agi. Nous adressant à l’intelligence du lecteur, il nous fallait être nous-même encore intelligents pour que ce livre existe. Nous avons pensé aussi que, pour nos petits-enfants, ce texte servirait plus tard d’aide-mémoire et de fil conducteur de nos vies, à travers nos dossiers et nos archives.

P. — Le récit se fait avec vos deux voix en alternance. Comment vous est venue cette idée et comment l’avez-vous structurée ?
S. K. — L’idée est venue naturellement dès le début. Je ne connais pas d’ouvrages qui relatent les mémoires d’un couple – surtout dans le genre du nôtre. Nous avons tout fait pour préserver notre vie de famille. L’un de nous était donc toujours présent à Paris quand l’autre se trouvait dans une situation dangereuse. Certes, les attentats dont nous avons été familialement les cibles auraient pu nous être fatals. Mais nous avons limité les risques. Et puis on a eu de la chance… Chacun de nous a joué son rôle. Pourtant, nous n’avons cessé de nous inscrire dans une lutte commune. Beate en tant qu’Allemande non juive, et moi en tant que Français juif. Il a été assez difficile de structurer le récit pour équilibrer les deux voix, mais le passage de l’une à l’autre semble avoir été apprécié.

P. — Pourquoi avoir choisi de vous montrer d’une telle exhaustivité ?
S. K. — Ce n’est pas tellement exhaustif en réalité… Nous avons coupé plusieurs centaines de pages. Non parce qu’elles alourdissaient le récit, mais parce qu’elles auraient peut-être lassé le lecteur, car notre parcours est répétitif. Nous avons fait de notre mieux pour rester fidèles à nous-mêmes, tout en expliquant aux lecteurs que des gens normaux tels que nous, peuvent accomplir des actes exceptionnels quand la situation l’exige. Nous ne nous sommes pas présentés en personnages hors du commun, capables de faire des choses dont le lecteur serait incapable. Pour cela, il fallait qu’il comprenne comment nos actions avaient été conçues et exécutées. Cela pourrait l’inspirer pour les situations politiques qu’il serait amené à affronter.

P. —
Comment avez-vous vécu la parution de ces Mémoires ?
S. K. — Nous avons été agréablement surpris par l’intérêt du public et des médias. Nous avons profité de chaque occasion pour rappeler ces préoccupations qui sont au centre de nos Mémoires : refuser les extrémismes politiques, prôner l’unité des citoyens face aux menaces visant les valeurs de notre République, souligner l’œuvre importante de l’idée européenne – qui certes n’avance pas assez vite et comporte des défauts, mais qui assure à notre continent la paix, une prospérité certaine et une réelle protection sociale –, ou encore, construire des compromis entre les grandes familles politiques pour éviter les crises.

P. — Que représente pour vous sa parution au Livre de Poche ?
S. K. — D’abord le fait que, à l’origine, Le Livre de Poche ne publiait que des chefs-d’œuvre pour les mettre à la portée du grand public. Ensuite, la prolongation de l’existence de ces Mémoires, qui ont rencontré lors de leur parution une grande audience. Ce passage en poche ne fera qu’élargir le nombre des lecteurs. Le livre va de nouveau occuper les tables des libraires, il sera vendu à un prix plus modique, et il ne sera pas chassé au bout de quelques semaines par les publications plus récentes. Paraître au Livre de Poche, c’est comme d’entrer dans un grand musée pour une œuvre d’art, où des millions de visiteurs la regarderont.

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