Comment est né Mesopotamia ?
Olivier Guez Le livre est né il y a plus de vingt ans. Je m'occupais du Moyen-Orient dans un quotidien, La Tribune, et en 2003 a commencé la guerre en Irak. Je me suis alors intéressé à l'Histoire de ce pays et je suis tombé sur une photo de la conférence du Caire en mars 1921 où, sous l'égide de Churchill, alors secrétaire d'État aux colonies, les plénipotentiaires anglais de la région se sont réunis et, en l'espace d'une semaine, ont découpé le Moyen-Orient lui donnant sa forme moderne. On y voit une seule femme : Gertrude Bell. J’avais écrit son nom puis d’autres choses m’ont appelé. À la lecture d'un livre de Jean Rolin, Le Traquet kurde, le nom de Gertrude Bell est réapparu il y a un peu plus de six ans et je me suis dit que c’était maintenant que je devais écrire son odyssée.
Le livre commence en 1916 à Bassorah. L'armée des Indes a débarqué en Mésopotamie. Après quelques succès, les Anglais piétinent et les ennuis s’accumulent. C’est dans ce contexte pour le moins tendu que Miss Bell arrive.
O. G. Elle naît en 1868 dans une famille richissime qui a fait fortune dans la métallurgie. Elle a perdu sa mère extrêmement jeune et est très proche de son père. C’est une femme extraordinairement intelligente, l'une des premières à être diplômée en Histoire moderne à l'université d'Oxford, douée pour les langues, alpiniste de haut niveau, archéologue et espionne. Au début du XXe siècle, elle arpente le Moyen-Orient, elle s'aventure dans des coins que personne n'a visités et elle commence à envoyer des rapports. Lors de l'une de ces expéditions, elle rencontre un jeune homme, T. E. Lawrence, le futur Lawrence d'Arabie, qui va devenir plus que son meilleur ami, son âme sœur. En ce qui concerne la Mésopotamie, en 1916, c’est une région délaissée par l'Empire ottoman et Bagdad n'a plus rien à voir avec la grande capitale des Mille et une nuits. Mais au début du XXe siècle, elle a recommencé à intéresser beaucoup de monde à cause du pétrole : les Britanniques ont entamé son exploitation en Iran, les Allemands ont un immense dessein au Moyen-Orient (ils voudraient en faire ce que sont les Indes pour les Britanniques), sans oublier les Français, les Russes et bientôt les Américains. Se met alors en place, au milieu de la Première Guerre mondiale, une lutte des puissances qui n'a jamais cessé depuis.
De cette scène inaugurale, nous allons remonter le temps avec le parcours de Gertrude et découvrir cette guerre en Mésopotamie. Aviez-vous dès le départ l’idée d’un roman jouant sur l’intime et le géopolitique ?
O. G. Oui. Je ne voulais pas faire une biographie ni un récit linéaire. De plus, pour comprendre l’action de cette femme, il était important de remonter en arrière. Une influence fondamentale dans la construction du livre a été la lecture de La Fête au bouc de Vargas Llosa : son récit est bâti comme une espèce de portrait chinois où l’on comprend au fur et à mesure l’histoire et ses enjeux sans que l’on ne distingue la sphère politique de l’espace privé. Au fond, c’est une forme de récit homérique : on a deux grandes boucles qui, à un moment, paraissent extrêmement éloignées l'une de l'autre et, aux quatre cinquièmes du roman, les deux récits se croisent pour n'en former plus qu’un.
Mesopotamia est aussi le grand roman d’une Angleterre disparue.
O. G. On a probablement oublié ce qu'a été l'Empire britannique, le plus grand Empire de toute l'Histoire. Il rayonnait sur tous les océans, était présent sur les cinq continents. Je trouvais fascinant d'écrire un roman sur ce qu'a été véritablement cette idée de l'impérialisme, la raconter au quotidien en suivant notamment cette femme.
C’est aussi un formidable hommage à ce territoire.
O. G. Pendant mes études et les années où j'ai été journaliste, j’y suis allé très souvent, fasciné. Si la gestation du roman a été très longue, c’est parce qu’il repose sur une importante documentation mais aussi sur toute une réflexion sur les paysages, la végétation et les sensations.
Gertrude Bell, au début du siècle dernier, est une des femmes les plus influentes de l’Empire britannique mais sa mémoire ne résistera ni aux années ni à l’ombre (sans même parler de la légende) de son grand ami, Lawrence d’Arabie. Et pourtant. Après le succès de La Disparition de Josef Mengele qui remporta en 2017 le prix Renaudot, Olivier Guez revient au roman et, ressuscitant cette figure aussi essentielle qu’ambiguë du jeu diplomatique de l’époque, il nous offre un magnifique portrait de femme qu’il double d’une vaste fresque, nous racontant la naissance pour le moins chaotique de l’Irak et la manière dont l’Occident va dessiner toute cette région avec les conséquences que l’on connaît.