Littérature étrangère

Arnon Grunberg

Un monde parfait ?

Entretien par Stanislas Rigot

(Librairie Lamartine, Paris)

Un jeune architecte persuadé que son métier a pour vocation d’améliorer la vie de tous est invité à Bagdad pour présenter son projet d’opéra, censé rendre à la ville son statut de capitale culturelle. Aux confins de l’absurde, ce voyage se révèle le début d’une brutale initiation aux réalités du monde. L’Homme sans maladie est un marécage qui engloutit progressivement son héros et son lecteur (qui s’en délecte). Un roman terrible… parce que bien trop humain.

Page — Pouvez-vous nous présenter le personnage principal de votre nouveau roman, Monsieur Samarendra Ambani ?
Arnon Grunberg — Samarendra Ambani est un architecte né en Suisse, mais son père est un immigré indien. Il est un homme tout ce qu’il y a de plus normal, du moins il le pense. Il est ambitieux, a une petite amie – jolie et agréable – et souhaite devenir un architecte reconnu et célèbre. Pour réaliser ses rêves, il est disposé à travailler très dur.

Page — Il est Suisse d’origine indienne. Ces deux composantes jouent un rôle essentiel dans les événements qui vont bouleverser son destin. Pourquoi ?
A.G. — La question de l’assimilation m’intéresse. Quelle est la frontière entre l’assimilation et la dénégation de sa propre identité, est-il important de conserver sa propre identité ? Samarendra est évidemment suisse, mais son visage, la couleur de sa peau, ses yeux, son apparence ne sont pas en « adéquation » avec ce à quoi l’on s’attend lorsqu’on pense à un Suisse. Il y a un fossé entre ses idées, ses convictions, l’identité qui le forge, et la perception que les autres ont de lui. L’invention et la naissance de ce personnage me sont venues spontanément. Je connais très bien la Suisse. De mon point de vue, il était clair que le personnage principal du roman serait suisse… mais pas à 100 %.

Page — Pourquoi avoir choisi le Moyen-Orient comme cadre de son « initiation au monde » ?
A.G. — À mon avis, le Moyen-Orient est le meilleur endroit pour s’initier, se confronter au monde. Le Moyen-Orient constitue à l’heure actuelle le décor des cauchemars de l’Occident, le lieu où les vieilles nations démocratiques rencontrent leurs démons, affrontent leurs aspirations contradictoires, balancent entre guerre et paix. En outre, la région est l’une des sources – antagoniste ? – de l’identité occidentale. Je crois que pour l’Occident, l’autre n’est pas l’Africain, mais l’Arabe, le musulman ; peut-être aussi le juif.

Page — Votre personnage est-il aussi naïf qu’il veut le faire croire ?
A.G. — Au début, oui. L’ambition ne peut pas exister sans un certain degré de naïveté. Peut-être est-ce différent dans le monde politique, mais un jeune architecte ou un jeune écrivain est forcément un peu naïf. Vous ne pouvez pas espérer commencer une carrière dans ces deux domaines avec la connaissance et la sagesse d’un vieil homme.

Page — Parlez-nous de ce style, de cette écriture tout en redoutable distance ?
A.G. — Le style, simple, normal, efficace et distancié, correspond au personnage de Samarendra. Les émotions sont tues car Samarendra en a peur, il ne parvient pas à les comprendre.

Page — Vous reconnaissez-vous si je vous parle de Kafka et Camus ?
A.G. — Oui. Camus était très important pour moi quand j’étais jeune. Il l’est encore aujourd’hui. À mon sens, la notion d’absurdité est essentielle pour appréhender le monde. Il ne s’agit pas d’une solution derrière laquelle se cacher. Il ne s’agit pas davantage d’une méthode magique pour résoudre tous les problèmes. À mon sens, l’absurde camusien doit se traduire par une manière d’être individuelle face à la vie et à l’orientation qu’il convient de lui donner. La notion d’absurdité existentielle a quelque chose d’une insécurité fondamentale, c’est une question, un questionnement permanent, certainement pas une réponse. J’aime les fables de Kafka. L’Homme sans maladie est un roman réaliste. L’erreur en constitue donc l’une des composantes majeures. Longtemps, Samarendra pense que seuls les autres commettent des erreurs. C’est pourquoi, au début du roman, il croit profondément qu’il est le maître de sa vie et que les Suisses ne peuvent être qu’à l’image qu’il s’en fait, c’est-à-dire neutres, policés, débordant de cette normalité à laquelle lui-même aspire. Il ne tardera pas à déchanter…

 

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