Un chantier d’extension d’une ligne à haute vitesse est lancé aux portes de la Bretagne. Mais derrière ces travaux qui semblent relever d’une simple décision politique d’aménagement du territoire, se cachent bien d’autres enjeux qui, pour certains, puisent leurs racines dans les profondeurs de l’Histoire de France. Des tensions ne tardent pas à apparaître, de vieilles haines se réveillent et d’étranges amitiés se nouent qui poursuivent d’étranges desseins. D’une puissance narrative hors norme associée à une érudition souvent désarmante, d’un souffle et d’une formidable originalité d’écriture – ce mélange détonnant de poésie et de technicité –, d’une extrême finesse d’analyse aussi bien historique que sociétale, le nouveau roman d’Aurélien Bellanger émeut, amuse, déstabilise parfois, mais ne laisse jamais insensible. Il confirme la place essentielle de ce jeune écrivain dans le paysage littéraire français actuel.
Page — Deux ans après la parution de La Théorie de l’information (Folio), qui avait marqué la rentrée littéraire, vous publiez ce livre d’une prodigieuse densité. Comment s’est déroulée sa composition ?
Aurélien Bellanger — L’idée de ce livre a émergé au moment même où je rendais le manuscrit de La Théorie de l’information. J’avais été invité par l’Institut français au Maroc et j’ai passé une bonne partie de mon séjour dans ma chambre d’hôtel à réfléchir à ce nouveau projet, à en jeter les bases, à en définir la structure feuilletonnesque. Le plaisir que j’ai immédiatement ressenti en écrivant m’a permis de progresser très vite.
Page — Pourquoi ce titre ?
A. B. — C’est une sorte de gag. Je veux que tous les titres de mes romans aient leur pendant au sein de la collection « Que sais-je ? » des Presses Universitaires de France ; voici le second, il m’en reste à peu près huit cents à écrire… Plus sérieusement, j’aime le caractère technocratique de cette expression, son petit côté pompidolien et suranné – comme peut l’être la formule « théorie de l’information ». Et je prends la technocratie tellement au sérieux que j’en fais remonter l’invention à l’âge du silex taillé en disant que, finalement, l’histoire humaine est gouvernée par les techniques. Dans le précédent livre, j’ai écrit une uchronie autour d’Internet en imaginant son développement en France dans les années 1980. Avec L’Aménagement du territoire, notion très Trente glorieuses et plan quinquennal des années 1950-1960, je retrace l’itinéraire d’une notion dont je place l’apparition au Néolithique, preuves à l’appui… largement trafiquées – mais j’exerce ici mon droit absolu d’écrivain ! Le contenu du livre regarde, en gros, le passage d’une civilisation de chasseur-cueilleur nomade à une société urbaine, qui découvre progressivement que la terre a des limites. Lorsque ces nomades buttent sur les côtes atlantiques, leur ancien modèle d’organisation – à l’intérieur duquel désordre et entropie se trouvaient automatiquement réglés en chassant les éléments perturbateurs par le déplacement du groupe à dix kilomètres de son précédent village – cesse de fonctionner. Il a dès lors fallu inventer de nouvelles structures permettant d’appréhender le monde et la réalité. Un complot a alors vu le jour : l’Histoire comme réponse à la problématique de l’aménagement du territoire.
Page — Il y a beaucoup de personnages dans le livre, mais est-ce que le principal d’entre eux ne serait pas la fameuse Marche de Bretagne ?
A. B. — En gros, cette Marche correspond à la zone la plus périphérique de la Bretagne, elle séparait jadis le royaume de France du royaume de Bretagne. C’est un objet historique qui a pratiquement disparu de la mémoire collective, une case qui avait trouvé sa mécanique interne. Son existence était pourtant très prégnante sous le règne de Charlemagne. Le personnage de Roland, de la Chanson du même nom, qui était préfet de la Marche, fait une incursion dans le roman lorsque j’évoque la particularité de cette région, que l’on pourrait comparer, toute proportion gardée, à l’Afghanistan d’aujourd’hui. Il s’agissait de la zone chaude de l’époque. Le département de la Mayenne est désormais paisible, agricole et charmant. Or, j’ai trouvé amusant de déceler, en filigrane, derrière ce bocage tranquille, les traces de la guerre très violente qui s’y déroula il y a un millénaire et demi. Dans le roman, des personnages fantasment la réactivation de ce conflit oublié.
Page — Aviez-vous d’emblée le projet de donner cette forme policière au roman ?
A. B. — Le précédent roman ne mettait en scène qu’un seul personnage. Je me suis dit qu’il serait amusant d’en faire vivre beaucoup cette fois. Je souhaitais également écrire un roman politique et j’avais besoin, pour cela, de cocher toutes les cases de l’échiquier politique, des progressistes aux révolutionnaires, en passant par les conservateurs et les réactionnaires. Il me fallait de nombreux personnages, capables d’incarner l’ensemble du prisme idéologique. L’élément déclencheur de l’intrigue, c’est l’arrivée d’une ligne TGV reliant Paris à Rennes et son passage sur une zone de fouilles archéologiques. J’ai écrit à l’archéologue responsable du chantier pour lui demander des informations sur la nature des découvertes. Il m’a répondu que les données étaient confidentielles, car elles risquaient d’être utilisées pour bloquer l’avancée des travaux. On détruit d’abord, on publie ensuite. J’exagère largement l’ampleur des découvertes archéologiques, mais il y a cette idée d’un complot contre l’Histoire.
Page — Tout est donc faux !
A. B. — Oui, et en même temps, il y a quantité d’éléments de l’intrigue qui sont vrais. Mais la thèse du complot, bien que plausible, est pur fantasme.
Page — Vous écrivez à propos de l’un de vos personnages : « Clément voulait écrire le roman complet de l’histoire des hommes. » N’est-ce pas ce que vous-même cherchez à faire ?
A. B. — C’est délirant et ambitieux, je sais. Et pourtant… Je suis féru de géologie, les récits géologiques reproduits dans les vieux volumes scientifiques m’ont toujours paru merveilleux. En deux pages, l’auteur raconte le plissement hercynien de la Bretagne ou la formation des Ardennes, phénomènes qui s’étalent sur des dizaines de millions d’années. L’histoire humaine est beaucoup plus courte que ça, à peine un morceau d’écume bouillonnant, et il serait dommage de ne pas essayer de l’embrasser. Évidemment, c’est une science complexe qui me contraint à quelques raccourcis et simplifications, mais l’ambition n’est pas complètement absurde, si l’on décide d’avoir une vision poétique du problème.