Underground Railroad a été un immense succès, célébré comme l’un des meilleurs romans américains des dernières années. Vous avez gagné le prix Pulitzer et le National Book Award pour ce livre. Comment avez-vous vécu cette période et comment vous êtes vous remis à l’écriture ?
Colson Whitehead - Parfois vous écrivez un livre et le public ne comprend pas ce que vous essayez de faire. J’étais heureux avec ce livre lorsque je l’ai fini, mais cela ne voulait pas dire que le public le serait. J’ai été surpris et touché de voir que le public avait compris ce que j’essayais de faire. Par contre, j’ai aussitôt senti avec la pression du Pulitzer que je devais me remettre au travail. Que faire d’autre ? Nickel Boys n’allait pas s’écrire tout seul. C’est toujours difficile d’écrire un livre. Celui-ci l’est parce que vous êtes fauché, l’autre parce que vous êtes déprimé, le troisième parce que vous êtes fauché et déprimé. Quoi qu’il puisse vous arriver, vous seriez bien inspiré de vous remettre au travail car personne ne le fera à votre place.
Nickel Boys est basé sur une histoire vraie, cela vous a-t-il posé des problèmes ?
C. W. - Enchaîner deux livres sur des sujets difficiles a été pesant. Durant les six dernières semaines d’écriture, j’étais épuisé à la fin de la journée. J’étais tellement investi avec Elwood et Turner, avec le fait de rendre hommage aux vrais survivants de Dozier que je devenais de plus en plus dépendant du destin que j’avais dessiné pour mes personnages. C’était nouveau pour moi : avoir tant d’émotion sur un projet. Underground Railroad était aussi rude mais il ne m’a pas affecté de la même manière. J’avais beaucoup d’affection pour ces deux gamins. Deux ans auparavant, j’avais eu l’idée et là j’arrivais au bout. Je me souviens que lorsque j’ai fini ce livre, le 4 juillet 2018, j’ai fermé Word et passé les six semaines suivantes à jouer aux jeux vidéo et à faire des barbecues.
Nickel Boys est très différent d’Underground Railroad : le livre est plus court, plus réaliste et votre écriture semble plus resserrée. Quand avez-vous senti que c’était de cette manière là qu’il devait être écrit ?
C. W. - L’histoire dicte la manière. Avant de commencer, je définis si le livre sera court ou long, si le narrateur est à la première personne ou à la troisième, s’il se sert de longues phrases compliquées ou laconiques, sophistiquées ou argotiques. Pourquoi un livre sur l’esclavage sonnerait-t-il de la même manière qu’un livre sur une école de redressement des années 1960 ou utiliserait-il la même structure ?
Qui est Elwood Curtis, le personnage principal ?
C. W. - Elwood est un adolescent en Floride en 1962. Il adore les livres, est influencé par le mouvement des droits civiques et pense que l’Amérique était un pays d’égalité. Alors qu’il est en route avec la mauvaise personne (la voiture est volée), il est envoyé à la Nickel Académie. Là, dans cet endroit infernal, ces hautes idées sur la justice et l’égalité sont mises à rude épreuve. Ce livre raconte comment des gens avec le pouvoir sur des gens sans pouvoir ne se voient pas réclamer de comptes.
Elwood vit sous les lois de Jim Crow. Pouvez-vous nous expliquer ce qu’elles sont ?
C. W. - Ces lois ont été instaurées dans le Sud des États-Unis pour remplacer le système de contrôle des noirs une fois l’esclavage abandonné : des lois pour la ségrégation, des écoles séparées, la privation du droit de vote. Les nazis s’en serviront pour exterminer les juifs. Il était illégal de quitter votre employeur blanc sans sa permission, de ne pas laisser passer un blanc dans la rue. Il y avait des grandes et des petites lois, toutes destinées à rabaisser les citoyens noirs.
L’Académie Nickel était une école disciplinaire : qu’était-elle censée être et qu’était-elle en réalité ?
C. W. - L’idée était de séparer les délinquants juvéniles des adultes et d’ainsi pouvoir plus facilement les éduquer, les remettre au travail, qu’ils se réhabilitent. Mais il y avait peu de surveillance, aussi les garçons pouvaient être mis à l’isolement, battus sauvagement, abusé sexuellement et parfois assassinés. L’école Dozier qui a inspiré l’Académie de Nickel a fonctionné 111 ans et a été fermée uniquement en 2011. Ils ont trouvé le cimetière non officiel juste après. A Dozier, vous aviez ceux qui abusaient mais aussi un système dans lequel tous ceux aux manettes écrasaient ceux du dessous. Le gouvernement de Floride n’a pas lancé d’enquête suite à cette découverte°: non seulement ils n’ont pas viré le surintendant ou le directeur, mais en plus ils les ont laissés en en poste malgré les disparitions et les meurtres.
Pourquoi avoir choisi de laisser la violence la plupart du temps hors cadre ?
C. W. - Pourquoi la montrer ? Ce n’est pas un livre sur l’exploitation. Les scènes violentes doivent représenter la réalité et le focus était sur Elwood et Turner. Une fois établies les règles violentes de l’école, je voulais me concentrer sur leur relation. Si vous voulez écrire sur le racisme institutionnalisé et notre don pour le mal, vous pouvez écrire sur 1850, 1863 ou 2020 et cela fonctionne malheureusement. Et cela se poursuivra. Nous sommes effroyables, nous inventons tellement de raisons de haïr l’autre. Nous l’avons fait et le ferons encore. Les forts ont tendance à martyriser les faibles et je crains que cela ne s’améliore pas, c’est une triste réalité.
Elwood vit avec sa grand-mère à Tallahassee, capitale de l'État de Floride. Nous sommes en 1962 et l'adolescent, tout aussi sérieux que travailleur, regarde avec un intérêt croissant le mouvement des droits civiques prendre chaque jour un peu plus d'ampleur, bercé par les discours de Martin Luther King. Mais Elwood voit sa vie basculer lorsqu'il se fait arrêter sur la route de l'université où il a obtenu le droit d'étudier : la voiture dans laquelle il est monté alors qu'il faisait du stop était volée. Mineur, il est envoyé en maison de redressement à l'Académie de Nickel. Basé sur de terrifiants faits réels, Nickel Boys, porté par une colère sourde, frappe ligne après ligne, écrase page après page avec une rare intelligence, Colson Whitehead mettant tout son talent, la formidable puissance de son style et son redoutable sens de l'épure, de la concision, au service d'un récit implacable mais d'une rare humanité. À lire. À relire. À méditer.