Littérature française

Mathias Énard

Rue des Voleurs

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Chronique de Marie Hirigoyen

Librairie Hirigoyen (Bayonne)

« Il faut accepter les voyages qui sont l’autre nom du destin ». À travers les pérégrinations d’un jeune Tangérois en prise avec l’usage du monde, Mathias Énard réussit, dans un formidable télescopage, à creuser les strates du temps et à prendre une révolution en marche.

De Gibraltar à Gaza, de Venise à Istanbul, Mathias Énard construit une œuvre marquée par le tropisme méditerranéen qui le tient au corps. Il ne cesse d’arpenter les deux rives de sa Zone. Dans ce précédent roman virtuose, il rendait compte de « l’effroi du monde », démontait les mécanismes de la violence, traquait les stigmates du passé : « L’Histoire est un conte de bêtes féroces, un livre avec des loups à chaque page ». Bouleversé l’année dernière par la mort violente, en Tunisie, d’une de ses étudiantes en langue arabe, il inscrit Rue des voleurs au cœur de l’actualité, du printemps arabe à l’élection de François Hollande, en passant par la crise qui secoue l’Europe, l’effondrement économique de l’Espagne, l’insurrection des Indignés. Regarder passer les ferries depuis le port de Tanger et se projeter de l’autre côté du détroit de Gibraltar nourrit les rêves du jeune Lakhdar. La liberté, il la puise aussi dans la lecture de romans de série noire, jusqu’au jour où son père le surprend à serrer d’un peu trop près sa cousine Meryem et le jette dehors. Commence alors une vie d’errance où il fait l’apprentissage de la rue, des nuits dans les chantiers ou dans les recoins des médinas et des mosquées. Recueilli par le cheikh Nouredine, il fait office de libraire pour « le groupe de diffusion de la pensée coranique », une « ruche de barbus » pour qui le soulèvement tunisien est une aubaine annonciatrice d’une marée verte au Maghreb. L’attentat de Marrakech, où Bassam, l’ami de toujours, paraît impliqué, disperse le groupe en contraignant Lakhdar à poursuivre sa cavale. Ses errances le conduiront sur la rive espagnole à bord du ferry Ibn Battouta, clin d’œil et hommage à l’explorateur berbère qui quitta Tanger pour l’Orient en 1335. Comme en écho, les aventures du prince voyageur émaillent celles de Lakhdar, féru de littérature arabe classique. Après bien des tribulations cocasses ou tragiques, il arrive enfin dans la « belle et sauvage » Barcelone, où il veut rejoindre Judit, l’étudiante en langue arabe rencontrée et aimée au Maroc quelques mois plus tôt. Il fréquentera tout un monde mis au ban dans « un couvent de derviches voleurs », tandis que la rue s’agite. Figure de la jeunesse d’Afrique du Nord qui organise la rébellion grâce aux réseaux sociaux pour chasser les tyrans, Lakhdar ne tombe pas dans le leurre de l’islamisme radical. À la manière de celles de ces « fous et mendiants prodigieux » des textes arabes anciens, ses aventures s’enchaînent, provoquées par le hasard ou le destin qui s’entrechoquent dans le vide de Dieu. Son humour, sa gouaille, sa rage de rester libre et de connaître le monde, « éternellement sur le départ, dans le barzakh, entre la vie et la mort », le sauvent pour un temps, « alors que tout a brûlé au dehors, l’Europe, le Monde arabe, que les flammes ont dévoré les livres, que la haine nous a envahi ». À un moment où, du Maghreb au Moyen-Orient, une génération se met en mouvement, Mathias Énard saisit sur le vif le bouillonnement du présent arabe et nous force à orienter notre point de vue occidental.

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