Littérature étrangère

Michal Govrin

Le livre de sable

Entretien par Marie Hirigoyen

(Librairie Hirigoyen, Bayonne)

« Mille sources sourdaient en mon cœur. » Quand le désir s’éveille et qu’il est urgent de vivre, les douleurs du passé sont tenues à distance. Michal Govrin, familière des lisières et des entre-deux, joue magnifiquement avec le ressac du temps qui emporte la mémoire puis la ramène, encore et encore.

La mer, le sable, le ciel et un dancing sur la plage : un été des années 1960 dans une petite ville du sud israélien. Esther danse sur la piste dans sa nouvelle robe à bretelles. Un moment de légèreté avant qu’elle ne s’engage dans l’armée. Moïse, élégant, mélancolique, arrive de Paris pour l’enterrement de sa mère. Il la regarde fasciné, observé lui-même par Alejandro, le serveur, qui a fui Buenos Aires et sa famille. Les forces du désir entrent en jeu, déclenchant une mécanique à la fois concentrique et aléatoire. Tous les trois s’attirent, s’aiment, se quittent et se font mal. Tandis que pèse sur eux la mémoire silencieuse d’un passé familial broyé par l’Histoire et que, parvenus au terme de leur errance, des immigrants s’efforcent de construire leur pays dans le désert. Michal Govrin pose son regard sensible et juste sur ce moment particulier où la puissance de l’impulsion vitale se heurte à l’inquiétude et aux dangers du présent.

 

Page — Vous avez choisi de situer votre nouveau roman dans les années 1960. Les paradoxes y sont frappants entre l’insouciance de la jeunesse qui veut avancer vers l’avenir, les difficultés du quotidien pour les nouveaux arrivants et la grandeur abstraite de l’idéal collectif. En quoi cette période vous a-t-elle inspirée ?
Michal Govrin — C’est précisément ce contraste qui a constitué la genèse de cette histoire, où amour et destin se mêlent dans la vie des protagonistes. C’était une période marquée par l’écart entre la rage de vivre de la jeune génération et l’écho d’un passé tragique. Il s’agit en fait d’un phénomène mondial : l’explosion de vie, la révolte, la liberté sexuelle, le regard vers l’avenir ne peuvent aller sans une nécessaire cécité de la mémoire, analogue à celle de l’amour que l’on dit aveugle. Des mythes nationaux estompaient partout, en Europe et ailleurs, le passé aussi bien que les conflits et les guerres qui continuaient à faire rage. Cela était encore plus aigu en Israël ou il fallait construire une nouvelle société majoritairement constituée de refugiés venant d’Europe ou exilés des pays arabes. Pour ma mère, qui a perdu sa famille à Auschwitz, faire partie de la création du jeune pays offrait de l’espoir. Mais le prix était le silence. Il n’y avait pas d’autre choix, il fallait refouler le passé pour recommencer une nouvelle vie. À Ashkelon, petite ville au bord de la mer où se déroule le roman, et comme moi-même quelques années plus tard à Tel-Aviv, les jeunes rêvaient d’une vie différente de celle de leurs parents, immigrants renfermés sur leurs souffrances passées. Dans ces années-là se produit un événement important : en 1962 le procès d’Eichmann donne une voix aux rescapés de la Shoah. Une brèche s’ouvre dans le mutisme de cette période charnière qui porte en elle les événements du futur. Dans mon roman, c’est le coup de foudre de l’amour – sur le rivage : ce lieu entre mer et ville – qui perce une faille et qui bouleverse la vie des personnages.

Page — Comme dans Sur le vif (Sabine Wespieser, 2008), vous montrez que le présent de chacun est lourd des exils, des errances et des déchirements du passé. J’ai pensé à Aharon Appelfeld qui écrit que toute personne croisée dans la rue en Israël est un vrai roman vivant…
M. G. — Et pourtant, en arrivant en Israël, chacun voulait se fondre dans une nouvelle identité, en effaçant son histoire personnelle. C’est le rôle de la littérature que de donner la parole au roman muet de chacun, d’accéder aux strates enfouies dans l’oubli. Justement, à Ashkelon, il y a un site archéologique, une colline qui contient des couches de peuplement remontant au temps d’Abraham, un lieu métaphorique évident, une agglomération vertigineuse du passé lointain et du présent. Mais surtout, j’ai voulu rendre hommage aux gens du peuple, donner à nouveau la parole aux individus, alors que la souffrance collective de chaque communauté d’immigrants s’oppose à celle des autres : des Ashkénazes, des Sépharades, des Arabes… Il s’agissait pour moi de retrouver un regard d’ensemble, de tendresse, de partage, montrer que nous sommes aussi fragiles les uns que les autres, comme les coquillages brisés sur la plage.

Page — Il semble qu’en Israël plus que partout ailleurs, la notion d’esprit des lieux a une résonance particulière. Vous parlez de « la frontière » comme d’une entité mythique, mouvante et précaire qui marque un territoire arraché au désert et à l’Histoire…
M. G. — Toute la Méditerranée porte le souvenir des civilisations antiques. C’est vrai bien sûr de Jérusalem, ville aux contours mouvants que tout le monde veut s’approprier depuis des siècles et que j’ai explorée dans Sur le vif, ou de Tel-Aviv, lieu de modernité assis sur un socle ancien. Ashkelon est une ville à l’écart, toujours sous les bombes, proche de Gaza, à deux pas d’une frontière fragile, synonyme de peur et de violence. Nous vivons toujours dans un pays sans frontière établie et reconnue. C’est effrayant… et on refoule cela pour pouvoir avancer dans notre quotidien. D’où mon choix de l’image du chien, libre de traverser les barbelés dans les deux sens. Il porte une blessure et n’a pas de mots pour la dire.

Page — Esther à la robe légère, si attirée par l’espace de liberté que représentent le dancing de la plage et l’immensité de la mer toute proche, est-elle le symbole de cette génération qui va devoir, un peu malgré elle, adhérer à un projet de société rêvé par ses aînés ?
M. G. — Elle est la jeune fille dont la féminité s’éveille, sollicitée, en deçà de la réflexion, par les nouveaux signaux de son corps. Elle vit une parenthèse juste avant son engagement dans l’armée. Élevée dans la rigueur d’une éducation religieuse, elle fait l’expérience d’une toute nouvelle liberté. Elle apprend très vite les jeux de la séduction et de la jalousie qu’elle suscite entre deux hommes. C’est un moment de maturation où tout se joue très vite, un moment de beauté, de lumière, une source de force pour son avenir. Elle croit se révolter contre ses parents en étant amoureuse, mais elle ne se rend pas compte que ceux-ci, voyant leur fille légère et sentimentale, revivent leur jeunesse brisée. Il faut pourtant garder à l’esprit que cette génération de jeunes gens insouciants et confiants va payer un lourd tribut lors de la Guerre des Six Jours.

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