Littérature étrangère

Ôe Kenzaburo

Adieu mon livre !

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photo libraire

Chronique de Charlène Busalli

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Voici un roman qui va sans aucun doute ravir les lecteurs qui se sentent encore surmenés par la rentrée. Car, alors que tout semble aller de plus en plus vite autour de nous, le roman de Ôe Kenzaburô nous invite à prendre le temps de la réflexion.

Un vieux romancier, Chôkô Kogito, se trouve à l’hôpital après un grave accident, lorsqu’un ami d’enfance qu’il n’avait pas vu depuis un certain temps lui rend visite. Cet ami, Tsubaki Shigeru, un architecte qui a passé la majeure partie de sa vie aux États-Unis, lui propose de s’installer dans la maison d’à côté alors que l’écrivain poursuit sa convalescence dans sa maison de campagne. Mais les deux vieillards n’auront pas le loisir de passer leurs journées seuls, puisque des étudiants de Shigeru ne vont pas tarder à venir les rejoindre. C’est au fil de nombreuses discussions sur la littérature et la politique que le lecteur va petit à petit découvrir la véritable raison de la présence de ces jeunes gens aux côtés des deux hommes d’âge mûr. Nul besoin d’avoir lu une brève biographie de Ôe Kenzaburô pour comprendre que le personnage de Kogito est une sorte d’alter ego de l’auteur, qui lui permet d’aborder les problématiques qui lui tiennent à cœur. Eliot, Beckett, Céline, Mishima ou encore Dostoïevski sont autant de figures convoquées par le lauréat du prix Nobel 1994 pour aborder divers sujets, tels que la vieillesse, la dichotomie entre fiction et réalité, les attentats terroristes et le suicide. À l’instar de Vladimir et Estragon dans la célèbre pièce de Beckett En attendant Godot, Kogito et Shigeru passent en effet de longues heures à discuter de questions existentielles. Vous l’aurez compris, Adieu mon livre ! est davantage un roman qui invite le lecteur à méditer sur notre société contemporaine, ainsi que sur la condition humaine en général, qu’un page-turner truffé de rebondissements. Toutefois, l’intrigue du livre réserve quelques surprises, et l’on se demande bien comment le vieux Kogito pourrait accepter les plans abracadabrantesques de son ami d’enfance sans cet « être aux étranges côtés » qu’il sent exister au fond de lui depuis son accident. En effet, depuis qu’il s’est réveillé dans sa chambre d’hôpital, Kogito a l’impression de s’être dédoublé. Il est toujours le romancier vieillissant qui passe ses journées à rédiger des fiches de lecture, mais son esprit abrite également une jeune version de lui-même intriguée par le mystérieux projet que concoctent Shigeru et ses étudiants. On se surprend rapidement à s’attacher aux personnages de Ôe Kenzaburô : au vieux Kogito bien sûr, mais aussi à son fils handicapé mental inspiré par le propre fils de Kenzaburô, ainsi qu’aux jeunes qui participent au « projet » de Shigeru. Shigeru lui-même, malgré ses idées parfois embrumées de théories fumeuses, revêt finalement un certain côté attendrissant. Car au fond, tous ces personnages ne font qu’une seule et même chose : ils tentent, chacun à leur façon, de faire face à « la violence colossale de ce monde ». Il y a ainsi une certaine vérité dans les paroles que Ôe Kenzaburô prête modestement à Shigeru, « [une] fois écrits, les personnages continuent à vivre, mais celui qui a écrit le livre doit, lui, disparaître... ».

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