Littérature étrangère

Mariana Enriquez

Notre part de nuit

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Chronique de Cyrille Falisse

Librairie Papiers collés (Draguignan)

Ouvrir Notre part de nuit, c’est perdre pied, franchir un gouffre entre soi et la littérature, un trou noir qui dévore toute rationalité, et accepter l’état de chaos dans lequel il va nous plonger.

Veine qui bat furieuse dans la tempe, ongles ou griffes qu’on ronge, pages qui s’ouvrent et nous font basculer dans l’obscurité, dans la folie démente d’un livre qui respire, parle et mange. Une œuvre à ce point démoniaque que sa créatrice lui a insufflé la vie dans ses couloirs les plus sombres. Rien ne peut nous préparer à Notre part de nuit, terrifiante cavalcade d’un père et son fils, médiums prisonniers d’une société occulte qui utilise la dictature militaire pour s’approvisionner en corps sacrifiés, avalés par la grande décadence de ces nantis qui se rêvent immortels. Et dire que Notre part de nuit, œuvre ample de Mariana Enriquez qui chevauche les époques et caresse les points de vue sur plus de 750 pages, est un grand livre, ne frôle même pas la vérité tant ce texte contient en lui tellement de force, de puissance, d’émotion, de terreur et de beauté qu’il dépasse les attentes, pulvérise les cases et les codes. De l’Argentine des années 1980 au Londres des années 1990, des monstres que l’on convoque aux amitiés qui naissent, de l’évocation de la mort à la fragilité de l’amour, Notre part de nuit embrasse la vie en faisant se rejoindre ses extrémités, ses antagonismes et toute sa douloureuse incohérence. Non, rien ne nous prépare à la vie de Gaspar, enfant trimballé sur les routes sèches du monde alors qu’il vient de perdre sa mère, écartelé entre un deuil à faire et une relation à nouer avec son père, homme froid et violent dont le dessein est incompréhensible pour un enfant privé de repères. Il ne manque rien à ce texte, tout y est contenu, tout ce qui fait de la littérature une expérience qui marque et transforme. Le lecteur est bousculé en permanence, surpris à chaque page, irrémédiablement ensorcelé. Rien n’est jamais tiède entre ces lignes, tout y est incandescent.