Polar

Jussi Adler-Olsen

Miséricorde

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photo libraire

Chronique de Jérôme Dejean

Librairie Les Traversées (Paris)

Miséricorde, premier roman de Jussi Adler Olsen traduit en français, est une bombe à retardement. Un thriller nordique qui se paie le luxe de nous surprendre, soit un futur succès de librairies amplement mérité. Chronique d’une réussite annoncée, mais surtout d’une découverte, celle d’un auteur et d’un univers.

La vie d’un libraire est parsemée d’embûches, lui seul est capable de savoir que vous êtes en train de parler de Ryu ou d’Haruki, d’un bébé dans une consigne ou d’un oiseau à ressort. Pour les libraires de polar, les choses se compliquent, il faut en plus être apte à distinguer entre Asa, Björn ou Stieg quand vous parlez d’un Larsson, et être en mesure de conseiller le plus à même de plaire à votre client. Donc, quand il y a quelques mois j’ai entendu – en fait je l’ai lu, c’est logique je suis libraire – le nom de Jussi Adler Olsen, ma première réaction a été pleine de curiosité. Et puis j’ai procédé à quelques recherches. J’ai ainsi appris que l’auteur avait vendu plus de trois millions de livres entre les pays scandinaves et l’Allemagne, qu’il vient d’être traduit en anglais, qu’à lui tout seul et grâce au succès de la série Département V, il a permis à sa maison d’édition d’exister et de se lancer dans la publication d’autres polar. Département V a obtenu les plus prestigieux prix scandinaves, le prix des Libraires et tout récemment la Clé de Verre, entrant ainsi dans le cercle intime des auteurs couronnés, au coté de l’Islandais Arnaldur Indridasson, du Norvégien Jo Nesbo ou du Suédois Henning Mankell : du beau monde, de bons livres.

Venons-en au roman. Carl Mork, véritable électron libre au sein de la police de Copenhague, se voit proposé la direction d’un tout nouveau service : le Département V (cinq), en charge des affaires sensibles mais classées, les fameux « cold case ». Carl est un flic doué mais peu apprécié de ses collègues. Une récente fusillade a vu un de ses coéquipiers se faire descendre, et Hardy, son meilleur ami, s’est retrouvé paralysé. Lui-même a été touché, mais les blessures semblent surtout psychologiques. Mork se retrouve donc dans les sous-sols du commissariat, seul avec de vieux dossiers. Il en est persuadé, c’est bel et bien une mise au placard. Après quelques jours à broyer du noir, à fumer cigarettes sur cigarettes – on fume beaucoup au Danemark –, Carl réclame un assistant. C’est un certain Hafez el Assad qui se présente, homme à tout faire : le ménage, du café souvent trop fort, des photocopies, du classement… Les heures passent et la cohabitation s’avère difficile. Mais il faut choisir un dossier, et celui de Merete Lyyngaard semble avoir été un peu bâclé. Cinq ans auparavant, celle qui incarnait l’avenir politique du Danemark avait disparu dans des circonstances mystérieuses. Faute d’indices et de cadavre, la police avait classé l’affaire, la thèse du suicide semblant la plus plausible. Mais cette fois, une toute nouvelle enquête commence. Vous trouvez mon introduction un peu trop longue ? Sachez que, tel le Millenium de Stieg Larsson, Miséricorde est un livre qui s’apprivoise lentement. Pourtant, lorsque le turbo s’enclenche, vous ne pourrez plus le lâcher, parole d’expert. Miséricorde est aussi un thriller à double tranchant, car le lecteur est toujours en avance de plusieurs longueurs sur nos fins limiers. Car Merete est vivante ! Elle se trouve enfermée dans une cage, soumise à des tortures psychologiques et physiques qui dépassent les imaginations les plus tordues. Entre chaque avancée de l’enquête, et elles vont être nombreuses et pleines de surprises, nous suivons, sous forme de flash-back, le calvaire de la jeune femme depuis son enlèvement, jusqu’au dénouement final. Tic-tac, tic-tac… Miséricorde est un compte à rebours, une mécanique d’horlogerie bien huilée, un chronomètre où chaque ligne, chaque chapitre s’apparente à la roue dentée qui entraîne… ou grippe cette machine infernale, terriblement efficace. Mais le charme du livre tient aussi aux personnages de Carl et d’Assad. Ce duo improbable, impossible, qui fait plus penser à Don Quichotte et Sancho Pansa qu’à Holmes et Watson. Les deux acolytes vont se révéler complexes, tourmentés et surprenants au fil des pages. Comme chez Stieg Larsson pour Lisbeth Salander, le roman prend toute son ampleur avec l’arrivée de ce petit bonhomme, affable, un brin mystérieux qui dit venir de Syrie. Il apporte un regard candide sur la société danoise, souvent drôle et décalé. Mais il va également se révéler un fin limier et un homme plein de ressources, souvent à la limite de la légalité. Carl Mork de son côté, se montre plus cynique, une grande gueule au cœur tendre. Et son personnage est l’occasion pour Jussi Adler Olsen de dresser un véritable panorama de la société danoise, nordique, et plus généralement européenne. Magouille politique, crise financière, problèmes sociaux, racisme… tout y passe, par petite touche, presque comme si de rien n’était, au détour d’une phrase. Et puis, c’est une visite de la superbe Copenhague, nul doute qu’un jour, à l’image de Ian Rankin pour Édimbourg, il existera une visite guidée sur les traces des enquêtes du Département V.

Miséricorde est chaudement recommandé pour toutes ces raisons. Mais surtout, à la toute fin de ce thriller haut de gamme, on est pris d’une furieuse envie de retrouver les protagonistes, d’en apprendre plus sur Assad, sur Carl, et tous ceux qui gravitent autour, Vigga l’ex-femme envahissante de Mork, Hardy Henningsen, la secrétaire aux jolies dents qui se chevauchent de façon charmante, Mona Ibsen, la psychologue de la police... On se dit : vivement un prochain épisode de leurs aventures ! Je sais de sources sûres qu’une dizaine d’épisodes sont prévus. Mais chut, patience, le mieux est de commencer par Miséricorde, le premier. Une entrée tonitruante dans le monde du thriller.

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