Bande dessinée

Manuele Fior

L’Entrevue

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photo libraire

Chronique de Bruno Moulary

Librairie Le Cadran lunaire (Mâcon)

Album après album, l’œuvre de Manuele Fior gagne en originalité, en intensité et en cohérence. Chez Futuropolis paraît aujourd’hui L’Entrevue, nouvelle perle de cet auteur qui se transforme en une sorte de drogue dure – mais bienfaisante ! – à quiconque ouvre un jour l’un de ses livres.

On connaît le travail de Manuele Fior depuis quelques années, puisqu’on l’avait découvert en 2004 avec Les Gens le dimanche. Deux ans plus tard, on approfondissait cette prometteuse première rencontre avec Icarus et sa fascinante bichromie. Ces deux albums avaient été édités par l’orfèvre suisse Atrabile, éditeur au ton unique dont le catalogue mêle avec audace des récits sobres à des recherches graphiques passionnantes. En 2009, chez Delcourt cette fois, il y eut Mademoiselle Else, adapté d’un texte d’Arthur Schnitzler. Puis en 2010, à l’occasion d’un retour magistral chez Atrabile, Manuele Fior publiait Cinq mille kilomètres par seconde récompensé par le prix du Meilleur album incontesté d’Angoulême. L’auteur y narrait la relation de Piero et Lucia à différents stades de leur vie. Le graphisme, comme toujours, y était époustouflant de beauté, tandis que l’histoire montrait cette sensibilité, cette retenue et cette émotion devenues caractéristiques du travail de l’auteur. L’Entrevue n’y déroge pas. On y suit Raniero, psychologue qui, une nuit, alors qu’il est au volant de sa voiture, est surpris par la mystérieuse apparition de formes pyramidales et lumineuses traversant le ciel. Il en perd le contrôle de son véhicule et finit sa course dans le fossé. Tel est le premier phénomène étrange auquel se trouvent confrontés les personnages de cette histoire qui se déroule dans un futur relativement proche. Nous sommes en effet en 2048. À ce titre, l’album réunit tous les critères pour pouvoir prétendre se rattacher au genre SF, et pourtant, rien dans les décors, les modes vestimentaires ou les singularités techniques ne distinguent ce contexte du nôtre… Certes, il est question de « Nouvelle convention », de couvre-feu entre 22 h 00 et 5 h 00, on entend parler d’émeutes qui auraient, jadis, entraîné de graves répercussions, mais pas grand-chose de plus… En réalité, l’important n’est pas tellement de savoir à quel genre se rattache le nouvel album de Manuele Fior – les genres, il les englobe tous, ou presque, et n’en privilégie aucun, en dehors la qualité narrative –, l’important est ce bouleversant voyage à l’intérieur des sensations des personnages. On y visite des êtres épuisés, dévorés de désir, apeurés, parfois hilares, abattus, qui tentent, malgré tout, de vivre et d’aimer. Le récit est fait de cet agglomérat de sentiments et d’errance. Cette promenade des sens est rendue possible par la fluidité de la narration. Rarement on a vu des cases s’enchaîner avec autant d’aisance et d’inventivité. Quant au dessin, il est confondant de beauté ! Que ce soient les visages, les corps, les paysages, son trait est tout de délicatesse et de retenue. D’une stupéfiante sensualité. Un simple mouvement de main d’un personnage provoque l’émerveillement. Avec cette fusion entre récit et graphisme, Manuele Fior apporte une fois de plus la preuve de ce que peut être une grande bande dessinée.

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