Littérature française

Andreï Makine

Une femme aimée

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photo libraire

Chronique de Dominique Paschal

Pigiste ()

Comment créer un portrait le plus humain possible d’une femme devenue un personnage semi-légendaire ? C’est le projet fou d’un jeune cinéaste russe intrigué par la Grande Catherine. Du film historique à la série télé, l’audimat explose ! Les Russes se réapproprient leur passé avec un appétit féroce.

Andreï Makine nous donne une nouvelle variation sur la féminité et l’amour après Le Livre des brèves amours éternelles ou L’Amour humain, ses précédents ouvrages, parus en Points Seuil. Il confronte deux périodes de violence en Russie : le XVIIIe siècle, où une femme puissante, Catherine II, a conquis le pouvoir en complotant et continué de développer la puissance de l’Empire dans le sillage de Pierre le Grand ; et le xxe siècle, où la chute du Mur de Berlin a entraîné celle de l’URSS, la fin d’un monde et le passage à une économie libérale. Un cinéaste, Oleg Erdmann, issu de la jeune école de cinéma de Moscou, s’engage dans un projet périlleux au cours des années 1980. Comment raconter l’histoire de son pays à travers la Grande Catherine sans les clichés qui l’accompagnent d’ordinaire ? Il cherche à mettre à jour l’âme de cette femme. Les historiens du monde entier ont tout analysé de cette souveraine et de ses mécanismes de contrôle du pouvoir. La Russie de Catherine II s’est ouverte à l’Europe occidentale et aux idées des Lumières. Mais cette intellectuelle n’a pu abolir le servage face aux résistances de la noblesse. Oleg a toujours entendu ses parents d’origine allemande évoquer Catherine II. Ses ancêtres avaient suivi cette jeune princesse allemande afin de peupler la Russie. Ils se sentaient russes et, malgré cette conscience nationale, Staline les exila en Sibérie durant la Seconde Guerre mondiale. Oleg se perd dans ce XVIIIe siècle où la violence côtoie le raffinement. Son scénario pourrait « compresser la farce de l’Histoire pour en tirer une série de sketchs, de pantomimes », pense-t-il. Mais il se rappelle les dernières recommandations de Lessia, quelque temps avant de mettre un terme à leur relation : « Il faudrait filmer ce que Catherine n’était pas… » Le jeune cinéaste cherche à exprimer le silence de cette femme, les instants qui la rendaient à elle-même. Son intuition perçoit la faille sentimentale de Catherine. Elle fut une femme aimée et aimante. Son histoire avec Lanskoï, auprès de qui elle a rêvé de voyages en Italie, a duré quatre années. Oleg cherche à satisfaire son besoin de rigueur historique tout en montrant l’humanité de cette femme de fer. Le comité d’État pour l’art cinématographique scrute – en vain – dans le scénario des pensées dissidentes. Mais quelques années plus tard, la soif effrénée d’audimat a succédé à la censure. Un financier appartenant à une entreprise de media reprend, dix ans plus tard, ce film et le transforme en feuilleton de 300 épisodes dont il veut confier la réalisation à Oleg. Le producteur a toutefois une exigence : du sensationnel, pas de place pour la réflexion ! Le succès est au rendez-vous. D’une certaine façon, la Russie tente de se réapproprier un passé longtemps confisqué par la propagande soviétique et la réécriture de l’Histoire de la Russie. Andreï Makine plonge jusque dans les tréfonds de l’âme humaine, sa vibrante écriture accompagne remarquablement l’évocation de sombres périodes historiques, annonciatrices de temps nouveaux. Non sans légèreté et humour.

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