Bande dessinée

Marc-Antoine Mathieu

Sens

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Chronique de Claire Rémy

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Que ce soit avec sa série délicieusement inventive Julius Corentin Acquefacques, ou dans le jeu de piste 3’’ (tous deux publiés chez Delcourt), Marc-Antoine Mathieu est habitué à jouer avec la mise en scène, les images ou l’objet livre en lui-même. Avec Sens, il pousse encore plus loin sa créativité pour nous proposer un petit bijou d’émotion.

 

Trois cents pages de bande dessinée sans texte et quasiment intégralement en noir et blanc, avouez qu’il fallait oser ! Je ne peux que vous recommander de contourner d’éventuels a priori, au risque de passer à côté de l’un des livres les plus intéressants de cette fin d’année. On y suit un homme, anonyme et passe-partout. Que fait-il là ? Et puis d’abord où est-il au juste ? Une grande étendue blanche et des flèches, voilà le décor et les protagonistes de l’histoire. Une flèche pour la serrure d’une première porte grâce à laquelle il pénètre dans un monde aseptisé. Puis un amas de panneaux indicateurs pointant plusieurs directions. C’est le hasard qui montrera le chemin à notre homme. Ses pas le feront buter sur un obstacle pointant hors du sol, objet autour duquel il creusera jusqu’à dégager l’ouverture en forme de flèche d’une sorte de tombeau (oh le bel hommage à Tintin !), dans lequel il plongera avec sa valise… qui se trouve être une flèche ! Vous l’aurez compris, le chemin à emprunter est tout tracé. Enfin… en apparence seulement, car habilement, Marc-Antoine Mathieu nous mène où il veut et fait surgir dans notre esprit la double signification du titre de son histoire : le sens comme orientation, certes, mais aussi le sens de la vie. Par des trouvailles graphiques et en se passant de paroles, c’est un récit contemplatif et introspectif sur le temps qui suit son cours qu’il nous est donné de « lire ». De portes en tapis volant, de labyrinthe en océan de flèches, de lignes droites en demi-tour, c’est la représentation métaphorique d’une vie qui se dessine sous nos yeux. Ce qui n’était au départ qu’un travail de commande suggéré par un galeriste est devenu un objet graphique aussi épuré que fort émotionnellement. Car au fur et à mesure que se dessine le destin de notre héros, qui par son anonymat permet à chacun de s’identifier, on a la gorge qui se serre et il faut s’arrêter pour reprendre son souffle avant de continuer. Par sa scénographie, ses angles de vues mouvants, son utilisation de la perspective et de la profondeur, Marc-Antoine Mathieu nous tient en haleine. On revient sur nos pas pour ne manquer aucun détail qui nous permettrait de comprendre le parcours de cet homme et, dans notre tête, on met des mots sur ce qui se déroule sous nos yeux. On s’arrête alors pour réfléchir à ce qu’on voit, admirer la délicatesse de l’auteur dans le choix des symboles et trouver, forcément à un moment, une image qui nous trouble. Toujours espiègle, l’auteur a glissé dans son histoire une unique phrase que les amateurs de philosophie apprécieront, à condition d’en déchiffrer le code… Je n’en dis pas plus, car, en l’absence de texte, chacun aura sa propre lecture des images et leur donnera la signification qu’il veut. Je vous souhaite en tout cas d’y trouver autant d’émotions que moi et je vous dis : bon voyage.