Littérature étrangère

Ocean Vuong

Un bref instant de splendeur

✒ Laura Picro

(Librairie L'Arbre à lettres, Paris)

Dans la famille d’Ocean Vuong, on dit rarement « je t’aime » en vietnamien. Cette lettre qu’il adresse à sa mère qui ne la lira jamais est pourtant une immense déclaration d’amour : à sa famille, mais également à l’humanité qu’il arrive à saisir dans ses brefs instants de splendeur, comme des rais de lumière.

S'il y a une guerre qui a laissé des traces, c'est bien celle du Vietnam qui plane comme une malédiction sur des générations de Vietnamiens exilés aux États-Unis. Pourtant, Ocean Vuong n’aurait pas existé sans elle car sa grand-mère n’aurait pas rencontré son grand-père américain. Mais comment s’inscrire dans une telle lignée ? Comment grandir dans un pays qui a lâché dix mille tonnes de bombes sur celui de ses racines ? Comment aller de l'avant avec tant de plaies encore béantes chez une mère et une grand-mère aux prénoms de fleurs pour conjurer le malheur ? Comment exister avec tant de fantômes permettant au passé d'étendre brutalement ses ailes sur le présent au détour d’une phrase ou d’un son et tout broyer ? Comment se construire quand les rapports hiérarchiques avec les aînés sont inversés et que la folie plane sur une famille où il faut garder la face ? Comment se forger une identité en représentant un double tabou : étranger et homosexuel ? Ocean Vuong y répond par l’écriture, avec parfois l’urgence d’une respiration après des années d’apnée, mais surtout dans un bouleversant élan de partage. Il revisite son histoire dans une forme de mise à nu poétique. Il revient sur sa jeunesse, son désarroi face à un héritage familial douloureux, les confidences de sa grand-mère, les vérités qui lacèrent et celles qu’il ne dira lui-même jamais, les gifles, le pardon, l’amour et le sentiment d’être vu pour la première fois. Il est question de transmission, de survie, d’une histoire qui progresse en spirale. Mais aussi du monstre de la solitude dans une société qui rabaisse. De la difficulté à se parler et à se comprendre. De cette parole manquée dans les lignées maudites. La langue est à la fois une barrière qui exclue et le principal outil de sa régénération. La douleur avance et reflue dans une écriture tantôt lyrique, tantôt rapide et elliptique lorsque les pensées ne s’ordonnent plus et se jettent sur le papier. Une écriture sensible mais pas sentimentale qui brise la frontière entre douceur et violence, compagnes démentes de ce voyage transgénérationnel en quête de repères. Il émane de ce roman une force et une fragilité tout en tension. Et dans ce chaos, les fulgurances de bonheur éclatent comme des couleurs, des jets de lumière dans l’obscurité du manque. « C’est pour la beauté que nous nous mettons en danger » et c’est par elle qu’Ocean Vuong se libère. Cette histoire nous émeut car l’auteur se livre totalement, avec une honnêteté désarmante et une indéfectible capacité d’émerveillement. On en ressort ébloui et incroyablement apaisé.

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