Littérature étrangère
Monica Ojeda
Mâchoires
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Monica Ojeda
Mâchoires
Traduit de l'espagnol (Équateur) par Alba-Marina Escalon
Gallimard
20/01/2022
350 pages, 21 €
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Chronique de
Laura Picro
Librairie L'Arbre à lettres (Paris) -
❤ Lu et conseillé par
3 libraire(s)
- Audrey Andriot de Jonas (Paris)
- Ophélie Drezet de La Maison jaune (Neuville-sur-Saône)
- Margot Bonvallet de Passages (Lyon)
✒ Laura Picro
(Librairie L'Arbre à lettres, Paris)
Monica Ojeda nous fait pénétrer dans la grande mâchoire de la peur, brisant la frontière entre les mots et le corps d’une écriture organique envoûtante et vénéneuse.
La violence surgit dès les premières pages : le roman s’ouvre sur une scène d’angoisse avec une élève ligotée à terre dans une cabane. La jeune fille étudie au lycée privé religieux Opus Dei et appartient à un groupe de filles qui se livrent à des expériences de plus en plus dangereuses dans un immeuble abandonné devenu leur refuge secret, tanière lugubre et romantique où l’on expérimente de plus en plus loin la sensation de peur. Celle qui la séquestre est sa professeure de lettres, Clara, réplique de sa mère décédée et tourmentée depuis plusieurs années par ses élèves. Elle-même a été séquestrée et torturée auparavant. Monica Ojeda laisse le lecteur dans une opacité qu’elle n’éclaire que très lentement en alternant les voix de Clara, Fernanda et Anne-Lise. Elle examine tous les degrés de la peur : inquiétude, angoisse, frayeur, panique, terreur, épouvante, horreur. Chacune rejoue les violences qu’elle a elle-même subies. Le jeu de domination et d’humiliation vire au rapport de prédateur et de proie. Les relations humaines sont de l’ordre du cannibalisme : entre la fille et la mère, l’élève et le professeur, c’est à celle qui dévorera l’autre. L’écriture est organique, mouvante, envoûtante et inquiétante, à l’image de la végétation luxuriante dans la moiteur tropicale de la mangrove de l’Équateur, aussi magnifique que dangereuse. L’adolescence est à la fois fragile et terriblement puissante, euphorique et désespérée, fascinante et repoussante. Nous sommes dans l’illustration de ce qu’Edmund Burke appelle le « sentiment du sublime » : non pas le beau qui nous charme mais ce ravissement plein d’horreur qui joue avec la peur. Cette peur qui se manifeste dans et avec le corps, la chair. Cette peur biologique indicible, « révélation de quelque chose d’impossible à connaître et non pas de ce qui est caché » et qu’offre cette lecture.