Littérature française

Jean-Paul Dubois

Il faut continuer de vivre

L'entretien par Laura Picro

Librairie L'Arbre à lettres (Paris)

Jean-Paul Dubois aime faire entendre les craquements des âmes. Ici celle de Paul Sorensen qui, pour comprendre son geste de vengeance, va chercher l’origine des larmes. Un voyage au cœur d’un espace mental verrouillé de l’intérieur qui nous interroge sur la manière dont on se construit avec, sans ou contre nos parents.

Dans cette exploration des liens familiaux complexes qui traverse vos écrits, comment vous est venue la figure de ce père irriguée par le mal ?

Jean-Paul Dubois - Pour un enfant, un père est toujours une figure complexe à aborder, à comprendre. Un homme dont on ignore une grande partie de la vie. Celui-là appartient à la catégorie des bêtes sauvages. Hors de l’usage rationnel de la vie. C’est de l’hormone à l’état brut, masculiniste en tout, possédant l’art et le goût de détruire. Il est impossible de comprendre, d’approcher un homme pareil, de lui pardonner. C’est pourquoi l’exercice d’un parricide post mortem me paraissait être un traitement tout à fait équitable.

 

Au fil de la narration, on a l’impression que le plus important n’est pas de trouver la réponse mais de suivre le cheminement mental de Paul. Est-ce le chemin qui compte dans ce roman ?

J.-P. D. - Il est fort probable que la plupart des questions auxquelles se trouve confronté le narrateur soient sans réponses. Toutes les pistes qu’il emprunte pour tenter de comprendre le conduisent dans une impasse. La plus cruelle étant à mes yeux la « mystification Dag Hammarskjöld ». Sorensen sait la douleur, connaît son origine et c’est son seul repère. Pour le reste de sa vie, il comprend très vite qu’il n’aura d’autre choix que d’avancer sur une voie de plus en plus aride, étroite où la présence des autres ne lui sera d’aucun secours. Alors, jusqu’à la fin, un peu comme un marin privé d’instruments, il navigue à vue, sans savoir où tout cela le mène, se soumettant à des rituels judiciaires aux effets variables, pareils à ceux d’une météo imprévisible. En vivant ainsi, il fait penser à ces animaux de la forêt qui avancent dans la nuit avec une inquiétude permanente car ils savent que le prédateur dont ils ignorent tout est là, tapi quelque part dans les fourrés, pouvant surgir à chaque instant.

 

Qu’en est-il de cette compagne de route qu’est la mort ?

J.-P. D. - La mort semble être le seul élément véritablement « stable » de la vie de Paul Sorensen. Elle est présente pour tous les grands moments. Elle orchestre sa naissance. À partir de cet instant, sachant qu’elle ne le quittera plus, il va la traiter avec neutralité comme une sorte d’actionnaire invisible avec lequel il va « être en affaires » pour le restant de sa vie. Il va donc travailler dans l’entreprise familiale de housses mortuaires, traîner dans des congrès funéraires à travers le monde, surveiller les appétits imprévisibles de son associée friande de guerres et d’épidémies. Comme un petit entrepreneur attentif au marché, il étudie les courbes prévisionnelles de catastrophes afin de tenir son rang le moment venu et faire au mieux ce en quoi il excelle : emballer les morts.

 

Tout le roman se déroule sous un déluge. Que représente cette eau, ces larmes qui hantent le narrateur ?

J.-P. D. - Plus que la mort, la pluie est sans doute le carburant de l’histoire. L’élément qui donne sa couleur, son atmosphère et imprègne tout du début à la fin. C’est une ambiance proche de celle d’un vieux film de Lars von Trier des années 1990 qui s’appelait Element of crime. Toute cette eau semble à la fois laver et punir une époque. Le narrateur, lui, s’accommode parfaitement de ces éléments, bruines ou averses, qui l’accompagnent de la première à la dernière page. Ce qui est curieux, c’est que ce livre a été écrit en trente-et-un jours ‒ c’est la règle ‒ au mois d’août dernier à Toulouse, où il faisait 40°C le jour, 30°C la nuit et qu’il n’avait pas plu depuis deux mois et demi.

 

Pourquoi avoir choisi de placer cette histoire dans un futur proche, en 2031 ?

J.-P. D. - Justement à cause des eaux, de la pluie. Des modifications du climat viennent et viendront. J’ai voulu laisser du temps au mauvais temps pour qu’il s’installe. Pourquoi envisager un improbable déluge dans le Sud plutôt que des vagues de sécheresse qui déferlent déjà ? Parce que dans un livre, c’est moi le patron de la météo. J’aime l’eau, sous toutes ses formes. Alors il pleut. Les pluies tombent du ciel à une moyenne de 22 km/h Les larmes ne les rattraperont jamais.

 

À la fin, comme le dit la seconde mère, n’y a-t-il que deux dates qui comptent dans une vie, celle de la naissance et celle de la mort ?

J.-P. D. - C’est une idée, une vision du monde et de la vie assez étrange mais qui me plaît bien car elle pose en creux la seule question qui vaille : qu’avons-nous fait entre ces deux dates pour justifier notre présence ? (Accessoirement, verser des larmes en montant une table Ikea.)

 

Le geste de Paul Sorensen est-il vraiment irréparable puisque son père était déjà mort lorsqu’il lui a tiré deux balles dans la tête ? Face à ce cas complexe, la justice l’oblige à un suivi médico-psychologique. Douze sessions au cours desquelles Paul va devoir revisiter sa vie, son désastre originel, ses blessures, sa solitude et explorer les peines et les humiliations causées par un père malveillant. Mais peut-on réellement se construire contre quelqu’un ? Peut-on même lui échapper ? Sommes-nous les continuateurs de notre génétique ? Une cartographie mentale qui va occuper tout l’espace du roman, mêlant lucidité, humour et silences habités pour aboutir à un moment de grâce qui nous révèle qu’en dépit de nos peines, « les larmes finiront par se fondre dans l’océan ».