Bande dessinée

Aude Samama , Denis Lapière

Martin Eden

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Chronique de Audrey Dubreuil

Librairie Ellipses (Toulouse)

L’expression « roman graphique », bien qu’elle soit sujette à controverse, ne semble jamais si bien choisie que lorsqu’il s’agit d’adapter en bande dessinée une œuvre romanesque de qualité. Et c’est une excellente surprise que ce Martin Eden, adaptation réussie du roman éponyme de Jack London éditée chez Futuropolis.

Si la plupart des œuvres de l’auteur américain sont largement inspirées de ses voyages et d’expériences vécues, Martin Eden est sans nul doute l’un de ses romans les plus autobiographiques. Il raconte la vie d’un jeune marin désargenté qui, après avoir sauvé un riche bourgeois lors d’une rixe, se voit offrir l’occasion de pénétrer un monde dont il ignore tout. Tombé amoureux de la sœur de ce dernier, Ruth, il décide de s’instruire dans l’espoir de la séduire. C’est alors une passion plus forte encore qui s’empare de lui, celle des livres et de la connaissance, qui le conduira à souhaiter devenir un écrivain célèbre pour vivre de sa plume et épouser celle qu’il aime. Mais le chemin vers le succès est long et semé d’embûches. Martin doit travailler pour vivre, s’embarquer à nouveau sur des navires ou travailler comme blanchisseur pour un patron qui le paie une misère. Ce travail abrutissant ne lui laisse plus aucun répit pour l’étude et l’écriture. Martin ne peut alors que se révolter contre sa condition et se découvre une conscience politique. Et c’est là l’un des aspects les plus intéressants du roman (et de la BD) si l’on aime à penser que le personnage est un double de l’auteur. Car si l’on connaît la vie aventureuse de London, on évoque beaucoup moins son engagement politique, qui colore pourtant nombre de ses ouvrages, comme Le Talon de fer (Libretto). Lecteur de Victor Hugo et Maupassant, mais aussi de Marx, Darwin et Herbert Spencer, London fait finalement de Martin Eden moins un roman autobiographique qu’une critique de la société et de l’individualisme. Son héros tente de se sortir de sa condition par l’étude, mais tout concourt à le rabaisser au rang de bête de somme. La famille de Ruth le rejette malgré ses efforts pour se montrer digne d’elle, les éditeurs refusent ses manuscrits, les employeurs l’exploitent jusqu’à l’épuisement… Et quand enfin le succès semble lui sourire, Martin ne sait plus où est sa place. Il ne fait plus partie de ces travailleurs abrutis par le labeur, mais ne se reconnaît pas non plus au milieu de ces bourgeois dont la culture paraît n’être qu’un vernis qui sert leurs intérêts. Dès lors, quel choix de vie lui reste-t-il ? Un héros et une histoire désenchantés, donc, mais aussi un album au graphisme en parfaite adéquation avec le texte de London. Aude Samama travaille à la peinture et son trait, très inspiré des expressionnistes allemands, ajoute une réelle profondeur au texte de Lapierre. Un « couple » qui fonctionne remarquablement, puisqu’ils nous avaient déjà offert deux très beaux albums chez Futuropolis, Amato et À l’ombre de la gloire. Dans celui-ci, certaines planches ressemblent à des tableaux de maître et forcent le lecteur à arrêter son regard pour prendre conscience avec plus de force encore de l’importance de ce qui se joue dans la vie de Martin et dans l’œuvre de London. Preuve, s’il en était besoin, que l’expression « roman graphique » est parfois employée à bon escient.

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