Littérature française

Sylvain Prudhomme

Les Grands

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photo libraire

Chronique de François Reynaud

Librairie des Cordeliers (Romans-sur-Isère)

Les Grands est une déambulation africaine dans les rues de Bissau et parmi les souvenirs qui éclatent à l’intérieur de la tête de Couto en ce jour si particulier. C’est aussi une histoire d’amour et d’amitié qui se décline au son des morceaux de Super Mama Djombo, revisité par la plume mélancolique et sensuelle de Sylvain Prudhomme.

« I muri ». Elle est morte. Dulce est morte et Couto, qui ne l’a pas revue depuis plusieurs années, reçoit en pleine figure la nouvelle. En plein ventre même, comme un coup de poing au sortir du lit. Un uppercut dont il faudra une journée entière pour se remettre. Dulce est morte ! Sa Dulce ! La femme dont il fut le roi. C’était il y a trente ans. Dans une autre vie. Elle était la voix d’un groupe immense de la fin des années 1970, le Super Mama Djombo, son arme secrète et, au-delà, la fierté chantante de toute une nation libérée enfin du joug portugais. Lui en était la guitare rythmique. Et de tous les membres du groupe, c’est sur lui qu’elle avait posé le regard. Lui que, en quelque sorte, elle avait sacré. En Guinée-Bissau, tout le monde la connaissait et la nouvelle aurait dû assommer le pays si un nouveau coup de force militaire, annoncé à la une de tous les médias pour le soir même, ne hantait les esprits. En cet entre-deux tours d’élection présidentielle, le peuple aurait pu espérer voir accéder aux plus hautes fonctions un postulant peut-être un peu moins pourri que les autres. Mince espoir, certes, mais il est au moins toujours permis d’espérer dans ce pays où, depuis l’indépendance, l’armée place ses hommes de paille aux affaires. Et il se trouve justement que l’armée dispose d’un nouveau candidat qui ferait parfaitement l’affaire… Alors, le temps d’une journée, d’une déambulation dans les rues de Bissau, au fur et à mesure que se répand la nouvelle de la mort de La chanteuse, Couto reçoit les condoléances d’amis proches et moins proches. Tandis que la tension imprègne les rues et que déjà se font entendre les premiers coups de feu, notre homme revient sur cette histoire d’amour dont il ne s’est jamais vraiment remis et sur l’histoire d’un groupe mythique, à la dimension de tout un continent. Un groupe inoubliable et inoublié. Magnifique Sylvain Prudhomme, qui navigue ici entre fiction et réalité à la barre d’une écriture follement sensuelle, chaloupée comme ces femmes vénéneuses qui agacent la tranquillité d’hommes vacant à leurs affaires… simplement en leur passant sous le nez. C’est élégant, délié, sensible et pudique, éclairé ici et là d’éclats de rire. Une écriture pareille ! Est-ce la musique du Super Mama Djombo qui inspire à ce point l’écrivain ? Sans aucun doute, car le Super Mama Djombo a bien existé, de même que Dulce qui en fut la voix. Couto et sa guitare rythmique, en revanche, non. Mais à travers leur histoire d’amour fantasmée, Prudhomme raconte l’histoire d’amis qui furent à une époque l’âme de tout un pays, avant que celui-ci ne se donne à l’armée, comme Dulce elle-même le fera par intérêt en quittant la scène pour une bague passée à son doigt par un chef de guérilla. Les Grands est un hommage d’une grande classe à des musiciens couverts de gloire, avant de redevenir de simples anonymes, candidats à un exil meurtrier, le crâne farci d’images de grandeur… qui aident parfois à vivre et font souvent pleurer.