Werner Heisenberg. Un nom très intimement lié à celui de la physique quantique, quand, dans les années 1920, l’apparition de celle-ci va pulvériser le socle de connaissances scientifiques sur lequel reposait notre vision d’un monde atomique bien sage. Voici un homme habité par un idéal de vérité scientifique forcément sublime (la vérité pourrait-elle être laide ?!), qui parviendra à une conclusion pareille à un puits sans fond d’incertitude… Cette découverte magnifique et horrible passionne Jérôme Ferrari. Comment dire en littérature ce que seules les mathématiques rendent – à peu près – intelligible ? Et surtout, comment expliquer qu’un idéal de beauté s’achève en champignon atomique au-dessus de la ville d’Hiroshima ? Au plus près de la vie d’Heisenberg et des errements qui le mèneront à travailler pour les nazis, l’auteur suit un destin allemand « poignant » du XXe siècle. Son écriture, au lyrisme retenu, bombardée de particules de doute, est magnifique et fragile.
Page — Jérôme Ferrari, avec Le Principe, les enjeux philosophiques semblent prendre une place plus évidente que dans vos romans précédents. Comment avez-vous envisagé l’écriture de ce livre ? Et comment avez-vous appréhendé le fameux effet post-Goncourt ?
Jérôme Ferrari — Je me suis beaucoup inquiété d’un éventuel effet Goncourt. J’ai guetté les symptômes de son apparition, j’en ai craint les dégâts inconscients. Mais non, rien ne s’est passé. Si j’avais eu comme projet, avant le Goncourt, d’écrire un roman autour d’une discothèque corse et des épîtres de saint Paul, j’y aurais certainement renoncé. Mais je pensais déjà, et depuis longtemps, à Heisenberg. Et je savais que ce serait difficile. Je ne voulais pas écrire un biopic – je déteste ça. Je ne voulais pas écrire un manuel de vulgarisation de physique quantique, même si tout le contenu physique est exact, mais un roman. Et, cependant, je ne voulais rien romancer – tous les propos tenus dans le livre par les personnages historiques l’ont effectivement été. La réalité était suffisamment riche et intéressante et, en quelque sorte, romanesque par elle-même. Aussi, je ne crois pas que les enjeux du roman soient d’abord philosophiques. Ils sont littéraires. Je me suis intéressé à ce domaine, dont parle Heisenberg lui-même, où il n’est plus possible de discerner l’art de la science.
Page — Quels enjeux de la physique quantique vous ont conduit à vous intéresser à un domaine qui n’est pas, disons naturel pour vous ?
J. F. — Les enjeux concernent explicitement le rôle et les limites du langage. Dans cette partie de la physique, comme en poésie, il s’agit de dire avec des mots ce qui ne peut pas être dit avec des mots. C’est pourquoi je n’ai pas eu l’impression de faire violence à la physique quantique en la faisant glisser vers la littérature. C’est un domaine qui m’a fasciné dès que j’ai eu connaissance de son existence, pendant mes études, et sa fécondité littéraire m’a tout de suite sauté aux yeux. Les physiciens en ont certainement une autre perception. Ce que j’en retiens, moi, c’est ce qui m’intéresse pour faire un roman – et ça me suffit. Je veux dire que le rapport instauré par la physique quantique entre les mots et les choses pose aussi – pas d’abord mais aussi – une question littéraire.
Page — Dans Le Sermon sur la chute de Rome, il est question de mondes qui s’écroulent. On retrouve cela avec l’apparition de la physique quantique. Ce que l’on croyait certain et solide depuis l’Antiquité est soudainement balayé et remplacé par… rien !
J. F. — Bien sûr, je change de sujet, mais je suis, comme nous tous, fidèle à mes obsessions. Le plus curieux, c’est que je n’en ai pris conscience qu’une fois le roman terminé. Il raconte une chute, et même plusieurs. La révolution quantique, au début du XXe siècle, est très troublante. Mais en même temps très exaltante – les physiciens de l’époque se voient comme des explorateurs sur une mer inconnue qui aperçoivent parfois la terre dans la brume. Cependant, le mouvement qui part d’une pure volonté de connaissance, guidée par un idéal désintéressé de beauté, et qui s’achève par l’explosion d’Hiroshima, est, sans conteste, une chute, terrible, imprévisible et impardonnable. C’est le péché dont parle Oppenheimer. Je suppose que l’utilisation des mathématiques dans les places financières est un péché du même genre.
Page — Le personnage de Werner Heisenberg, comment l’avez-vous découvert ?
J. F. — Je l’ai découvert pendant mes études. J’ai lu tous ses textes traduits. Et puis j’ai vu des photos de lui. Sa jeunesse m’a beaucoup touché. Et ses mauvais choix, aussi, comme sa décision de rester en Allemagne. Je ne crois pas qu’il ait fait beaucoup d’efforts pour donner la bombe atomique à Hitler, je suis même persuadé du contraire. Au regard des faits, la question est indécidable. Ce qui est sûr, c’est qu’il donne un exemple poignant de ce qu’est un destin allemand au XXe siècle. Ce n’était pas facile pour moi de me donner le droit d’écrire ce roman. J’ai trouvé le chemin qui nous mène vers ce qui nous est étranger en allant en Allemagne, en échangeant beaucoup avec mes amis allemands, et en lisant Ernst Jünger.
Page — Le narrateur de votre roman est un jeune homme qui ressemble peut-être au jeune homme que vous fûtes vous-même à la fin du XXe siècle. D’ailleurs, vos romans avancent souvent à travers deux personnages qui semblent se répondre. Comment vous est venue l’idée du croisement de ces deux histoires ?
J. F. — Oui, je constate que cette opposition entre deux personnages est un invariant – pas nécessairement prémédité – de tous mes romans. Ici, j’ai introduit un narrateur moderne dont la vie se déroule des décennies plus tard, en parallèle de celle de Heisenberg, parce que j’avais besoin de la subjectivité d’un regard, souvent perdu et peu perspicace, qui laisse ouvertes de multiples possibilités d’interprétation – ce qu’on ne trouve pas dans les biopics. Le narrateur ne comprend pas tout. Et il comprend parfois de travers. On ne l’aperçoit que de temps en temps, partiellement. Le roman est construit à l’image de la chambre à brouillard dans laquelle les particules laissent des traces discontinues de condensation. Bien sûr, il y a entre le narrateur et moi-même des points communs. Mais j’ai tout déformé et tordu. Là où je ressemble le plus au narrateur, ce n’est pas dans les événements vécus, ce n’est pas dans l’intime, pas dans cette sorte d’intime, en tout cas : c’est dans ce désir que nous avons de rencontrer Heisenberg.
Votre livre préféré en 2014
Ça faisait longtemps que je voulais lire les textes de Jean Hatzfeld sur le Rwanda. Je l’ai fait. Tout ce que je pourrais en dire est ridicule, je le crains. Ce ne sont pas des reportages, ni des livres d’Histoire, ni de la littérature. C’est tout cela à la fois. C’est intolérable. C’est nécessaire. C’est la vérité. Faire de jolies phrases pour parler de ces livres serait obscène. Il faut les lire.