Denny est promis à la chaise électrique mais, pour les besoins d’une enquête, il est autorisé à sortir quelques jours sous étroite surveillance. Snowe, lui, est un flic du Michigan qui tente de faire son boulot correctement entre deux cambriolages et l’arrestation de petits dealers. Ces deux types là ne vont pas tarder à faire connaissance, car quelque chose d’étrange les relie : ils se découvrent capables malgré eux de télépathie. Pour le dire autrement, sans même le vouloir, ils lisent dans vos pensées. Ils savent tout de vous ! Petits secrets, préférences sexuelles, opinions politiques… tout ! Ce qu’ils ignorent encore, en revanche, c’est le rôle des services secrets US dans cette affaire. Car il semblerait que Denny et Snowe aient, à un moment de leur vie, servi de cobayes… Ce nouveau roman de Iain Levison, plus noir que jamais, est un bijou de livre d’action sur le mode « chasse à l’homme », doublé d’une critique sévère de la surveillance généralisée à laquelle succombent nos sociétés occidentales.
Page — D’où vous est venue l’idée étrange et à la limite du fantastique de personnages qui se découvrent, soudain, télépathes ?
Iain Levison — Dans Un petit boulot (Piccolo, Liana Levi), je me demandais ce qu’il se passerait si les citoyens disposaient tout à coup du pouvoir que le gouvernement utilise contre eux. Dans ce livre, j’emploie la même technique de base, mais en recourant à un genre différent. Je passe d’une fiction réaliste à un thriller. Les deux livres ont en commun une profonde défiance vis-à-vis d’un système qui fonctionne manifestement en faveur des élites. Le sujet est rebattu, mais j’essaie toujours de me concentrer sur la façon dont les puissants cherchent à faire croire qu’ils œuvrent dans l’intérêt des citoyens. C’est la malhonnêteté inhérente qui me fascine, les mensonges et la propagande. Donc, que penserait un flic ordinaire, dont le métier consiste à faire respecter le statu quo, s’il avait soudain un aperçu de la structure réelle du monde, s’il avait ce pouvoir dont le gouvernement dispose en permanence ? C’est ça la télépathie à l’ère moderne : la capacité d’accéder aux secrets de chacun. De cette idée, j’ai voulu faire un bon thriller.
P. — Pensez-vous que l’on ne se méfie pas assez des institutions censées organiser notre sécurité et notre bien-être ?
I. L. — Les gens sont parfaitement inconscients de la masse d’informations qu’ils fournissent délibérément. Tout ce que nous faisons désormais est surveillé, chaque transaction envoie des informations. Vous achetez des livres sur Kindle ou autre ? On peut savoir à quelle vitesse vous lisez et si vous avez terminé un livre ou non. L’année dernière, Hillary Clinton a publié 600 pages abominables d’autopromotion intitulées Le Temps des décisions (Fayard), et les éditeurs ont déclaré que presque aucun acheteur ne le lisait réellement. Je me suis demandé comment ils le savaient. Apparemment, les lecteurs de livres électroniques envoient cette information chaque fois qu’ils tournent une page. C’est important ? Probablement pas. Mais l’idée qu’un ordinateur quelque part enregistre votre façon de lire me met mal à l’aise.
P. — La surveillance est-elle généralisée ?
I. L. — Vivre en Chine me l’a vraiment fait toucher du doigt. Les dirigeants chinois n’essaient pas de dissimuler ce qu’ils font. Ils veulent que vous sachiez que vous êtes surveillés, donc vous ne critiquez pas le gouvernement, vous ne protestez pas, vous vous tenez tranquilles et vous vaquez à vos occupations. Le modèle tout entier repose sur l’idée que s’ils vous menacent un certain nombre fois, s’ils coupent votre accès à Internet, vous apprendrez à vous autocensurer. En Occident, ça se passe différemment. L’Amérique aime se faire passer pour une démocratie, donc les dirigeants ne vous envoient pas la police pour avoir écrit des livres contre le gouvernement, ils ne vous privent pas d’Internet pour avoir consulté des sites qui ne leur plaisent pas. Mais ils peuvent surveiller tout ce que vous faites. Ils savent si vous avez des aventures extra-conjugales. Ils connaissent vos obsessions sexuelles. Ils savent si vous avez des problèmes psychologiques, si vous êtes un joueur compulsif, si vous êtes drogué, ou si vous prévoyez de quitter votre emploi. Ce genre d’information peut servir à vous contrôler, ou à vous humilier en cas de besoin.
P. — De livre en livre, on voit l’État providence américain partir en lambeaux, remplacé par un État policier aux ressources illimitées….
I. L. — Il y a toujours beaucoup d’argent ici. C’est un pays riche. Quand George W. Bush a eu besoin d’envahir l’Irak, la question du financement ne s’est jamais posée. Il y a toujours de l’argent pour la guerre, pour les prisons et pour armer la police. Mais essayez seulement d’amener le gouvernement à fournir des soins médicaux aux pauvres ou à construire un hôpital, et vous entendrez dire tout à coup que les caisses sont vides. C’est une question de volonté et de perception. Aucun riche ne pense tirer le moindre bénéfice d’une couverture maladie pour les plus démunis. L’ironie c’est qu’en fait ils en bénéficieraient. Quand les pauvres sont en bonne santé et mieux nourris, ils protestent moins, consomment plus et coexistent pacifiquement. L’autre ironie est que s’occuper des pauvres et des classes laborieuses est très bon marché comparé au coût d’une guerre. Un avion de combat F-35 coûte 100 millions de dollars. Avec ça vous pouvez construire un hôpital de luxe et payer son personnel pendant un an…
P. — On vous sent de plus en plus sombre…
I. L. — Quand on voit que la planète tout entière court à la catastrophe environnementale, que tous les dirigeants du monde ne se soucient que d’économie et de ce qui peut encore enrichir les riches, ça suffit pour s’arracher les cheveux. Tout bien considéré, je me trouve plutôt optimiste. Quand j’ai commencé à écrire, je ne parlais que des dommages collatéraux de l’avidité et de l’égoïsme qui détruisent notre pays, ce qui est le thème commun à tous mes livres. Mais je pense que je m’attendais à ce que les avides reculent si cette même avidité se mettait à détruire l’environnement tout en se traduisant par l’épuisement général de notre énergie et de nos ressources alimentaires. Il s’avère que c’était d’un optimisme enfantin. Ils sont apparemment prêts à nous tuer tous, uniquement pour avoir une chance de se gaver jusqu’à en crever. Donc, compte tenu de cette nouvelle prise de conscience, et du fait que mes livres conservent au moins un peu d’humour, je pense que je m’en sors plutôt bien. Je ne suis pas résigné, loin de là. Plus furieux, peut-être, mais d’habitude ça permet d’écrire mieux.