Bande dessinée

Gipi

La Terre des fils

illustration
photo libraire

Chronique de Emmanuel Vacher

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Dans un monde que l’on devine comme étant celui « d’après », l’auteur italien Gipi trace le parcours de deux frères pour qui la survie dépend de leur ignorance. L’auteur du Local (Gallimard BD), de Ma Vie mal dessinée ou Vois comme ton ombre s’allonge (Gallimard BD), offre aux lecteurs un conte d’une rare ingéniosité scénaristique.

Il était une fois, dans un marécage que l’on situe difficilement entre les Everglades et la Camargue, deux frères et leur père vivant sur une barque. Les trois hommes survivent au gré de chasses hasardeuses. Par-ci des poissons, par-là un chien errant. Dans cet ailleurs qui ne dit pas son nom, nos trois héritiers d’Huckleberry Finn cohabitent avec d’autres. D’un côté, un vieux solitaire avec lequel ils font une sorte de troc aux logiques absconses. De l’autre, deux frères hydrocéphales aux habitudes perturbantes. Et au milieu, une femme, « la sorcière », une confidente. L’amante ? Sans dire son nom, elle intrigue, elle aussi. Le semblant de vie de famille de ce trio se résume à une relation patriarcale sévère dont le quotidien est fait de règles drastiques. Le père dicte, les enfants désobéissent. Le père tisse des liens avec leur entourage, les enfants les défont. Le père sait, il réunit ses observations dans un carnet tandis que les enfants l’observent, sans comprendre ce qu’il fait, sans pouvoir lire ce qu’il écrit. Qui sont-ils ? Où sont-ils ? Que se passe-t-il pour que ces trois personnages-là soient à ce point grimés, vêtus de quelques oripeaux et à ce point affamés que même les chiens sont une denrée à par entière ? Qui sont ces quelques personnages qui gravitent autour de leur embarcation ? Page après page, la tension s’installe, pesante, oppressante. On nous fait déambuler dans un paysage digne de l’univers de Mad Max, sans indices, sans porte de sortie. Le paysage se déroule sous l’œil inquiet du lecteur au fur et à mesure de l’errance des protagonistes. On mesure petit à petit que ce monde est sans pitié, sauvage et il y fait meilleur ne pas savoir, pour mieux survivre. La Terre des fils est un conte post-apocalyptique sombre où la condition humaine est décrite dans toute son animosité et sa cruauté. Une fois n’est pas coutume, le lecteur est mis face à ce que le roman graphique apporte de singulier à l’expérience de la lecture : l’image donne à voir, le texte vous donne à imaginer et l’agencement des cases entre-elles laisse au lecteur le soin de s’approprier le rythme du récit. Or, ici, c’est un pan entier de cette expérience qui est refusé au lecteur. L’auteur réussit le tour de force de faire de l’ignorance de ses personnages un atout au service de sa narration. De sorte que, tout au long du récit, le lecteur n’en sait jamais plus que les protagonistes et se prend au jeu de l’empathie, cette arme de compréhension massive. Alors l’espoir naît de ceux qu’il reste d’instinct de survie entre les personnages principaux, et donc d’humanité. En filigrane, Gipi livre une critique sévère de la société contemporaine, en suggérant à son lecteur que l’ignorance est peut-être l’avenir de l’humanité.