Littérature étrangère

Edgar Keret

Au pays des mensonges

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photo libraire

Chronique de Catherine Le Duff

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Pour protéger sa rose des baobabs envahissants, le Petit Prince avait besoin qu’on lui dessine un mouton. Pour échapper à la réalité de notre monde et retrouver l’innocence perdue de l’enfance, les personnages d’Etgar Keret ont, eux, besoin d’histoires. Quitte à s’en raconter.

De vrais jumeaux épousent de vraies jumelles. Attablé à un café, souriant, silencieux, Miron feint d’être celui que cherche chacun des hommes qui se succèdent à sa table. Un jeune homme trouve l’amour dans un ailleurs où ses mensonges d’enfant ont pris vie. Une femme aime Ilan, aime vingt-sept Ilan, n’aime qu’Ilan, mais lequel ? Un homme poursuit son double dans un avion, un autre le chien qu’il aime mieux que sa femme, disparu quelques heures. La quiétude du coma est l’unique aspiration d’Oscar, Avishaï retrouve les jupes de sa mère, et, deux ans après un mariage blanc, Orit doit aller reconnaître le corps d’un époux inconnu. Ainsi sont les hommes et les femmes d’Etgar Keret : ils sont comme nous. Ils rêvent de retomber en enfance, ils s’inventent d’autres existences, cherchent à gagner un supplément de vie. Leur père vit au pays des histoires et veut nous emporter dans son royaume de mensonges, concentré d’humanité. Éclectiques, énigmatiques, voire fantastiques, ils chutent, chahutés par la vie. Car « la vie ça brûle, la vie ça fait suer, la vie c’est une foutue chose qui dérange sans cesse. »

Et il nous dérange, Keret, à titiller nos certitudes. Avec sa suite de mensonges, c’est l’Histoire et l’humanité qu’il nous donne à voir. Avec audace et irrévérence, il promène sa plume pour nous conter Israël, le racisme ordinaire, le travail débonnaire, l’Amérique et la puissance faillible, la mort et ses deuils, la folie des hommes, leur violence, leurs solitudes. Tandis que nous fuyons la vérité et manipulons le réel, Keret l’amplifie, va au bout, tout au bout de nos fantasmes, il bouscule l’ordre du monde jusqu’à ce que nous ne distinguions plus le faux du vrai. Dans le bric-à-brac de ses poches, il trimbale nos peurs et nos haines, il concentre les existences et l’amour, toujours l’amour. Il laisse planer sur nos vies l’hypothèse du hasard et l’espoir du bonheur. Car « la vie c’est amer, la vie c’est avoir mal, la vie c’est un foutu fiasco mais aussi une aspiration au bien. »