Trois balles dans le dos, le long de sa voiture où ils étaient montés. Trois balles dans le dos pour trois mots de trop : « ça va, Starr ? ». Trois mots et une couleur qui dérange dans le quartier, trois balles et une vie qui s’en va. À l’horreur et au deuil impossible s’ajoute la dissimulation : dans son lycée de banlieue chic où elle est la seule Noire, Starr refuse que quiconque sache qu’elle connaissait Khalil et qu’elle est la seule témoin dont beaucoup parlent. Écartelée entre deux mondes, la jeune fille peu à peu s’affirme et crie sa colère et sa peine, crie à l’injustice et pour la tolérance. Avec force, passion et démesure, Angie Thomas nous campe en un seul roman et dans un souffle les gangs et leurs guerres, la justice aveugle, la fougue et les rêves de jeunes Afro-américains. Starr est l’étoile de son quartier, et sa sensibilité comme son courage la poussent à faire entendre sa voix, et celles de dizaines d’autres. La langue est pure, tonitruante, inoubliable de vérité. Foncez.
PAGE — Votre roman est saisissant dès les premières pages. Comment êtes-vous entrée dans l’écriture ? La fiction vous aide-t-elle à évoquer des faits réels et choquants ?
Angie Thomas — J’ai d’abord écrit cette histoire pour moi – c’était ma manière à moi de gérer mes sentiments suite à ces meurtres absurdes de noirs désarmés aux États-Unis. Je pense que la fiction nous permet d’évoquer ces faits réels et choquants en les rendant plus personnels. Voir les statistiques et les hashtags est une chose, voir les gens en est une autre. Pour moi, la fiction crée de l’empathie en montrant l’humanité derrière les faits purs et durs.
P. — Starr a 16 ans, elle grandit, doute souvent d’elle comme de ses convictions, de ses engagements et de son courage. Pourquoi était-ce important de camper un personnage jeune, sensible ? Pourquoi avoir voulu vous adresser aux adolescents et jeunes adultes ? Pensez-vous que des jeunes se reconnaissent à travers ce personnage et dans son engagement pour la reconnaissance des droits des Noirs aux États-Unis ?
A. T. — Les filles et les femmes noires sont trop souvent vues à travers des clichés – nous sommes censées être toujours fortes, dures ou affirmées. On nous laisse rarement apparaître comme vulnérables. Avec Starr, je voulais montrer à la fois la force et la vulnérabilité d’une jeune fille noire – elles coexistent. J’ai fait le choix de m’adresser aux jeunes puisque de nombreuses victimes dans ces cas-là le sont, mais les adultes ont tendance à les exclure de la conversation. Trayvon Martin* avait 17 ans, Tamir Rice* 12. Les jeunes se sont reconnus en eux et j’espère qu’ils se reconnaissent maintenant en Starr. Que ce soit par son courage de dire la vérité ou par son combat pour vivre entre deux mondes, son histoire à elle représente nombre des leurs.
P. — La famille de Starr est très présente et les personnages « secondaires » ne sont pas de moindre importance. Quelles ont été vos sources d’inspiration pour toutes ces figures ?
A. T. — La plupart de mes personnages sont inspirés de personnes réelles – que je connais ou dont j’ai entendu parler. Par exemple, je me suis beaucoup inspirée de Tupac Shakur pour Maverick. Je l’imagine souvent comme le père qu’aurait été Tupac s’il n’avait pas été célèbre. Mes autres sources d’inspiration sont ma famille, mes amis, d’autres personnalités que j’admire.
P. — Vous utilisez de l’argot et n’éludez pas la violence dans votre roman. En quoi était-ce important pour vous de passer par une écriture brute ?
A. T. — Je voulais écrire comme s’expriment tant de jeunes et, si possible, leur prouver qu’il n’y a rien de mal à être ainsi. Souvent, on donne, aux jeunes Noirs en particulier, l’impression qu’ils doivent rentrer dans un moule pour être acceptés. Et pourtant, laissez-moi vous dire que j’ai beau employer des mots d’argot et le vernaculaire afro-américain, ça ne m’enlève pas une once d’intelligence. En utilisant cette langue dans mon roman, j’espère légitimer ces jeunes et leur faire comprendre que leur façon de parler ne fait pas d’eux des ignorants – c’est ceux qui croient cela qui le sont. Je n’élude pas la violence car c’est une réalité pour tant de jeunes. Pourquoi l’édulcorer ?
P. — La mixité et le respect de l’autre sont des thèmes que vous mettez au cœur du roman, notamment à l’école où sont Starr et ses frères ; Starr est consciente de l’écart entre sa vie au lycée et ce qu’elle voit dans son quartier. Pensez-vous que par le biais du roman et par une prise de conscience grandissante des pics du racisme quotidien, on peut venir à bout de certains préjugés ?
A. T. — Je l’espère. Les romans jouent un rôle là-dedans puisqu’ils nous aident à nous mettre à la place des autres, de ceux qui sont différents de nous. Pour atteindre une réconciliation raciale, l’introspection et des discussions poussées vont être nécessaires. Et surtout, il va falloir être plus nombreux à admettre que le racisme est une réalité – ce n’est pas parce qu’on ne l’a jamais vécu qu’il n’existe pas.
P. — L’omniprésence des armes à feu dès les premières scènes fait écho aux débats récurrents sur leur facilité d’acquisition aux États-Unis. Voyez-vous le roman comme un moyen d’éveiller les consciences et de faire changer les choses ?
A. T. — Je pense qu’actuellement, ce qui éveille les consciences aux États-Unis est ce mouvement mené par les jeunes dans tout le pays, lié au débat sur le contrôle des armes à feu. Mais j’aimerais que ce mouvement croise d’autres sujets. J’espère que mon roman montre que ce n’est pas qu’une question de tueries de masse ; depuis des décennies, les communautés urbaines ont particulièrement souffert du manque de législation sur les armes à feu.