Bande dessinée

Alfred

Les Jardins invisibles

✒ Coralie Sécher

(Librairie Coiffard, Nantes)

Chanceux ceux qui découvriront Alfred et sa poésie dessinée grâce à cet album ! Delcourt publie, dans sa collection « Shampooing », un recueil de dessins de l'illustrateur qui ont jalonné sa vie et son quotidien ; l'occasion de se pencher sur son histoire, la création, l'inspiration et les aléas ‒ parfois joyeux ‒ de la vie.

En préambule de cet album, sous une forme écrite, Alfred nous présente les choix qu'il a faits parmi toutes les histoires qui vivent dans ses carnets. Présentées dans un ordre « affectif » selon ses dires, les histoires qui composent cette anthologie sont tantôt poétiques, parfois drôles mais toujours sensibles et à l'image des créations d'Alfred. Toute sa vie ou presque, l'illustrateur documente son quotidien, alimente ses cahiers dessinés, réécrit, prend des notes. C'est une immense chance d'avoir tous ces souvenirs à portée de main car, souvent, on oublie, on modifie l'existant, on ajoute quelques détails au fil de la vie. Ici, on peut avoir le sentiment, l'émotion même, de la confiance d'Alfred de nous livrer ces espaces de vie. « Dessiner pour ne pas disparaître et dessiner pour ne pas oublier. C'est devenu le même geste », nous confie Alfred. Au sein de notre mémoire personnelle, nous sommes toutes et tous capables de nous remémorer des instants essentiels, de ceux qui ont permis de choisir une trajectoire, de suivre une envie, une intuition. Dans ces pages, Alfred partage avec le lecteur et la lectrice des moments qui ont été significatifs : une musique, une rencontre, une météo particulièrement malicieuse, une erreur, un oubli sont autant de bonnes raisons de bifurquer, de faire un choix, de se laisser porter par l'énergie de l'instant. Le souvenir est un matériau incroyable, infini et puissant. Il réconforte autant qu'il heurte, il apporte douceur autant que volcans. Cela prend parfois la forme d'instants de grâce : après une longue balade nocturne dans la belle Venise, la neige se dépose doucement sur la ville et s'accorde à l'idée d'être à sa juste place. En littérature, il n'est pas rare de lire les journaux de nos écrivains favoris ; ils éclairent à leur manière intime les espaces de création et l'inspiration qui les habitent. Avec Les Jardins invisibles, l'illustrateur revient également sur l'essence de l'œuvre et interroge avec justesse le fameux syndrome de la page blanche. Que faire quand, tout à coup, on n'est plus capable de rien dessiner ? Comment combler ce vide, comment se définir : illustrateur sans dessins, gribouilleur sans crayons, poète sans mots ? Dans l'ombre des illustrations colorées et poétiques, ces Jardins invisibles sont une incursion dans l'intimité de l'auteur, sans voyeurisme. On y trouve des détails significatifs et touchants qui permettent aussi d'éclairer les albums précédents. Tant de moments de bascules, de flottement parfois, de souvenirs d'émotions vécues : Les Jardins invisibles sont autant de petites herbes qui chatouillent et font frissonner d'émotions. Une merveilleuse manière de retrouver l'univers sensible, tendre et sincère d'Alfred, ou pour les plus chanceux, de le découvrir.

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