Bande dessinée

Matthias Lehmann

Chumbo

✒ Guillaume Boutreux

(Librairie M'Lire, Laval)

L'histoire conjointe de deux frères que tout oppose, au cœur d'une saga mouvementée s’étirant de la fin des années 1930 au tumulte des années de plomb qui recouvrirent le Brésil d’une dictature entre 1964 et 1984.
Huit années après La Favorite, album très remarqué paru aux éditions Actes Sud BD, Matthias Lehmann s'inspire de sa propre histoire familiale pour nous emmener avec Chumbo (« chumbo » signifie plomb en portugais) dans un Brésil sur le fil du rasoir cruel de la folie des hommes, pendant presque soixante ans.

Tout débute en 1937 dans la région du Minas Gerais. Oswaldo Wallace est le tyrannique patron de plusieurs mines de fer dans lesquelles la moindre contestation sociale est éradiquée de la manière la plus brutale qui soit. Il est le père à peine plus agréable de cinq enfants dont deux fils. Ce sont leurs parcours sinueux et contraires que l'on va suivre tout au long de cette bande dessinée. Severino, le premier, timide et réservé, sert régulièrement de souffre-douleur à son frère, Ramires, qui semble, lui, s'inscrire dans les pas violents de son père. Cet antagonisme va s'exacerber tout au long de leur existence. En effet, Severino, plus posé, s'oriente vers une carrière de journaliste puis d'écrivain, tout en fréquentant les milieux de sympathisants communistes. Ramires, de son côté, se vautre dans une vie de petite frappe, vivant volontiers et sans états d'âme aux crochets de sa famille, tout en frayant avec les milices d'extrême droite qui porteront les militaires au pouvoir. Entre ces deux frères ennemis, on découvre un foisonnement de personnages hauts en couleur et en particulier des figures féminines forçant le respect. Parmi elles, les femmes de la famille Wallace, la mère et les trois sœurs qui doivent sans cesse composer avec l'inconsistance des frères (la palme pour Ramires !) ainsi que Iana Rebendoleng, virulente fille d'un syndicaliste victime du père Wallace, qui ne laissera jamais les frères indifférents. Un dernier personnage enfin tient un rôle essentiel dans ce livre. Il s'agit du Brésil lui-même au sein duquel cohabitent une vitalité rare, des rythmes et musiques uniques, une certaine magie jusqu'au virtuose avec autant de haine crasse, de violence chez les tortionnaires, de rapacité chez les grands patrons et d'ignorance semée par les populistes. Tout cela pour former un marasme aussi flamboyant que dangereux dans lequel ses habitants peinent à ne pas se noyer. À l'instar des personnages, on ne sort pas indemme de cette histoire foisonnante au long cours. Malgré la densité de cette saga, Matthias Lehmann tisse à merveille ses fils narratifs sans jamais perdre son lecteur. Il dispense également de nombreuses anecdotes sur le quotidien des Brésiliens qui étoffent avec justesse le propos. En outre, il donne à cette bande dessinée un rythme enlevé grâce à de subtiles et élégantes pirouettes graphiques. Rarement le noir et blanc, que Matthias Lehmann maîtrise à coup sûr, n'aura donné autant de couleurs à un récit.

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