Beaux livres

Georges Vigarello

De la corolle à la garçonne

Entretien par Sarah Gastel

(Librairie Adrienne, Lyon)

Comme l’apparence de la femme révèle bien souvent ce qui est attendu d’elle, l’historien Georges Vigarello retrace l’évolution de la robe, du Moyen Âge à aujourd’hui, dans un bel ouvrage à l’iconographie foisonnante. Une histoire captivante faite de ruptures et de révolutions.

« J’ignorais la douceur féminine. Ma mère ne m’a pas trouvé beau. Je n’ai pas eu de sœur. Plus tard, j’ai redouté l’amante à l’œil moqueur. Je vous dois d’avoir eu, tout au moins, une amie. Grâce à vous une robe a passé dans ma vie. » Ainsi se confie l’infortuné Cyrano de Bergerac à Roxane. La robe, habit le plus symbolique du féminin, a empli l’espace public et imprégné les imaginaires au fil du temps au point de parfois définir la femme même. Ses métamorphoses et ses déclinaisons reflètent une culture et un temps, traduisent une manière de vivre et d’exister et dévoilent les conflits de genre. En un mot, la femme se définit par ce qui l’enveloppe et la contraint, et c’est ce qu’illustre Georges Vigarello dans cette histoire culturelle de la robe, déjà intrigante, qu’il rend fascinante. Découpé en courts chapitres chronologiques, le texte est érudit mais accessible, passionnant. Un magnifique ouvrage aux innombrables peintures, gravures et photographies à s’offrir ou à offrir pour les fêtes.

 

PAGE — Vous avez étudié l’histoire du corps dans tous ses états et ses représentations (Histoire du corps en 3 volumes, Seuil puis Points). Comment vous est venue l’idée d’écrire sur la robe féminine ?
Georges Vigarello — L’idée est venue du travail que j’avais fait sur la beauté il y a quelques années et de la question de la beauté dans le quotidien (Histoire de la beauté, Points) : quelles sont les apparences privilégiées dans l’Histoire et est-ce qu’elles changent ? Il s’agit, en parlant de la robe, de s’intéresser aux lignes, d’abandonner le repère de ce qu’on est convenu d’appeler la mode, de son caractère éphémère, et de s’intéresser aux formes qui évoluent avec le contexte, aux structures les plus importantes qui sont susceptibles d’être scandées dans le temps. Ces changements s’expliquent par le changement du statut de la femme dans le temps d’où l’enjeu d’une histoire de la robe.

P. — En fait, la robe est un formidable objet d’histoire sociale ! Quelles sont ces métamorphoses qui semblent fonder la vision des genres dans la modernité ?
G. V. — Au cœur du Moyen Âge, un changement radical se produit dans l’habillement. Les hommes abandonnent la robe. Nous avons alors deux formes qui désignent un modèle de comportement : la fonctionnalité pour ces derniers, l’esthétique pour les femmes. À partir de ce moment, nous avons la construction progressive d’une structure sur le corps de la femme avec une phase extrêmement caractéristique à la Renaissance. Les lignes de la robe se géométrisent, conformément à l’avènement de la symétrie et des techniques animant les sciences et les arts. Sans surprise, la robe s’enrichit d’outils comme le vertugadin. Pour la petite anecdote, le futur Henri iv se serait caché sous celui de Marguerite de Valois pour échapper aux tueurs de la Saint-Barthélemy ! Dès lors, le buste s’autonomise insensiblement jusqu’à un aboutissement encore plus symbolique : la robe telle qu’on la connaît dans la grande période classique. Les formes incarnent une sorte d’épanouissement spirituel qui porte essentiellement sur le haut, le visage émerge telle une fleur qui est de l’ordre d’un statuaire avec son piédestal. On pense à un dispositif floral. La beauté féminine est une beauté du décor. Les Ménines de Vélasquez en sont le modèle extrême, les princesses devenant aussi larges que hautes.

P. — Est-ce que cette forme dominante se retrouve dans toutes les couches sociales ?
G. V. — Parfaitement. Le costume populaire respecte la forme du système piédestal, comme par mimétisme, mais par d’autres artifices tels que les doublures que l’on met en dessous ou des tabliers qui froufroutent, produisant l’élargissement. Même les paysannes dans les peintures de Brueghel ou de Rubens ont cet évasement et le resserrement du buste. Au XVIIe siècle, les gravures de Leclerc montrent le laçage de la femme au pot au lait.

P. — Pendant plusieurs siècles, c’est la société et l’homme qui font la robe. Quelles sont les ruptures fondamentales amorçant un changement de statut du féminin ?
G. V. — Une remise en cause des contraintes pointe au moment des Lumières pour se transformer en attaque frontale à la Révolution française avec un certain nombre de féministes comme Olympe de Gouge. La nouvelle « citoyenne » gagne en droits et en liberté, et son apparence doit en témoigner. À ce moment-là, la robe tombe, la ceinture n’est plus indiquée, alors que se laisse deviner aux marges de l’étoffe la découpe des pas. Un nouveau corps apparaît que l’on voit dans des images de la dynamique comme celle de la valse. Si le xixe siècle restaure pour un temps l’effigie destinée au seul décor avec le triomphe de la crinoline pendant le Second Empire, le fourreau, faisant serpenter le corps, fait son apparition. Dès le début du XXe siècle, des groupes de femmes s’associent pour faire bouger les lignes. Une « Ligue internationale » pour la réforme « du vêtement féminin » prend position contre le corset. C’est là que commence à émerger la grande bascule au cœur de mon propos : l’anatomie commence à parler, la fluidité s’installe dans la manière de bouger. Coco Chanel joue un rôle décisif en travaillant sur le rehaussement de la robe et en transformant des tissus pour qu’ils soient plus souples. La dynamique triomphe avec la mode « garçonne » des années 1930. On pense à Louise Brooks. Le corps moderne se profile avec le triomphe du corps mobile.

P. — Aujourd’hui, nous constatons un relatif effacement de la robe au bénéfice de tenues jugées plus confortables. Qu’est-ce qui se joue dans notre société ?
G. V. — De nombreuses étapes sensibles, conçues pour plus de libération, traversent la robe du XXe siècle. Le corps affirme sa nature pour triompher sur l’habit et non plus le subir. De plus en plus, l’habit doit être en convergence avec ce que vous éprouvez. Il y a une sensibilité qui domine aujourd’hui et qui interroge ce qu’on éprouve, et rend cet éprouvé comme un élément indissociable du corps. Ce n’est pas l’habit qui s’impose à vous, c’est vous qui devez trouver l’habit qui vous convient. Tout ceci renvoie à une société de plus en plus individualiste, fascinée de personnalisation et de psychologie.

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