Littérature étrangère

Kerry Hudson

Tony Hogan m’a payé un ice-cream soda avant de me piquer maman

illustration

Chronique de Sarah Gastel

Librairie Terre des livres (Lyon)

Avec le titre le plus insolite et le plus long de cette rentrée de janvier – Tony Hogan m’a payé un ice-cream soda avant de me piquer maman –, Kerry Hudson frappe un grand coup avec un premier roman ébouriffant et fascinant, sorte de chronique de la jeunesse écossaise à l’époque mouvementée de la décennie 1980.

Voir le jour dans la famille Ryan n’est pas une mince affaire. Entre une jeune mère célibataire au langage fleuri, une grand-mère accro au bingo et aux cigarettes, un oncle camé complètement largué et un père américain inconnu et idéalisé, Janie doit jouer des coudes pour trouver sa place dans une tribu où les injures et les coups fusent. Et c’est avec une gouaille folle que la petite Ryan nous raconte son enfance dès les premières heures de sa naissance. Ses oreilles ne sont alors pas plus grandes qu’une « lamelle de champignon de Paris », mais quelle conteuse fait-elle ! Avec force humour et humeur, elle partage son quotidien et ses aventures dans un monde qui ne lui épargne rien. Vivant ses premiers mois dans un foyer d’accueil pour femmes, puis ballottée de foyers sociaux en HLM pitoyables, à travers toute la Grande-Bretagne, de son Écosse natale à l’Angleterre, elle connaîtra les nombreux beaux-pères de passage (dont le fameux et mystérieux Tony Hogan du titre), les placards vides du dimanche, l’alcoolisme de sa mère, les longues files d’attente pour les allocations, les départs précipités, les vêtements reprisés, la drogue, l’horizon bouché et l’insécurité. Mais dans ce microcosme défavorisé et miné par la misère sociale, il y a aussi beaucoup d’amour, celui d’une mère au grand cœur meurtri, qui tente à sa mesure de l’élever, qui lui recolle ses semelles avec de la patafix et la couvre de baisers et de chatouilles. Janie grandit tant bien que mal dans les effluves de vodka et de Benson & Hedges, et se débat pour trouver sa voie, une vie qui corresponde à ses aspirations. La petite fille devient une jeune femme prête à en découdre avec son environnement et ses pièges. Elle ne devra son salut qu’à sa rage de vivre. Dans ce premier roman remarquable, Kerry Hudson, qui puise au sein de sa propre expérience, réussit le tour de force de transformer cette enfance difficile en un beau récit d’apprentissage sensible. Mais attention, vous ne verserez aucune larme ! Grâce à une langue orale enlevée parcourue d’un éclat de rire permanent, les joies et les chagrins de Janie prennent une coloration tout à la fois drôle, triste et tendre. À l’image de son titre déjanté, le roman est vif et un peu fêlé, comme tous ses personnages hauts en couleur empêtrés dans une vie morose aux éclaircies rares. Car Tony Hogan m’a payé un ice-cream soda avant de me piquer maman montre aussi, à la manière d’un Ken Loach, ce que peut être une vie pour celui ou celle qui, comme la famille de Janie, attend que vienne le lundi, jour de l’aide sociale. En mettant en scène des tares socio-familiales à travers de nombreuses thématiques saillantes en prise directe avec l’Écosse des années 1980-1990, l’auteur dresse une chronique sociale sans concession et donne la parole aux laissés-pour-compte. Les mots et gros mots bouillonnent et jaillissent, les rires et les pleurs éclatent et le lecteur sort de ce roman étonnant le sourire au bord du cœur. Quelle verve, cette Janie !

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