Littérature étrangère

David Grann

De mousquets et de mots

L'entretien par Sarah Gastel

Librairie Terre des livres (Lyon)

Maître incontesté de la non-fiction dont les enquêtes sont adaptées sur grand écran, l’écrivain et journaliste au New Yorker David Grann livre une histoire de naufrage et de mutinerie, au cours d’un conflit colonial qui opposa l’Angleterre à l’Espagne. Un authentique nouveau chef-d’œuvre.

 

Comment avez-vous découvert l’histoire de ce naufrage et quand avez-vous compris qu’elle vous tenait captif ?

 

David Grann - Je faisais des recherches sur les mutineries lorsque je suis tombé sur le récit d'un témoin oculaire de cette expédition du XVIIIe siècle : John Byron était un aspirant de 16 ans sur ce navire de guerre britannique lorsque son voyage a commencé. Le récit était rédigé dans un anglais archaïque mais il m'a tenu en haleine. Il décrivait comment le Wager, qui était en mission secrète pour tenter de capturer un galion espagnol chargé de trésors, avait fait naufrage sur une île désolée au large de la côte patagonienne du Chili. Là, les survivants avaient lentement sombré dans un état hobbesien de dépravation, avec des factions en guerre, des mutineries, des meurtres et du cannibalisme. C'est le récit de Byron qui m'a amené à m'intéresser pour la première fois à cette extraordinaire saga et, fait surprenant, Byron est devenu le grand-père du poète Lord Byron dont l'œuvre a été grandement influencée par ce qu'il appelait « le récit de mon grand-père ».

 

 

 

Il y a une image très forte qui ouvre le livre : « Le soleil fut le seul témoin impartial ». De quelle manière vous êtes-vous rapproché de cette neutralité pour raconter cette histoire ?

 

D. G. - Il existe encore une quantité surprenante de documents, notamment des livres de bord délavés, des journaux pourrissants et des correspondances. D'une manière ou d'une autre, ces documents ont survécu à des fusillades, des ouragans et même des naufrages. J'ai passé des années à écumer ces archives, dans l'espoir de rassembler tous les faits et de déterminer ce qui s'est réellement passé. Mais aucun des survivants du Wager n'était un témoin impartial : ils ajustaient tous leurs récits pour justifier ce qu'ils avaient fait. J'ai donc essayé de présenter tous les points de vue, laissant au lecteur le soin de rendre le verdict final.

 

 

 

Au cœur de votre livre se trouve le vaisseau Wager, foyer de centaines de marins. Pouvez-vous nous parler de cette société flottante, bien éloignée du romantisme des récits maritimes classiques ?

 

D. G. - Avant même que le Wager ne parte en expédition, on comprend que ces mondes de bois ne sont pas aussi romanesques qu'on voudrait le croire. La marine britannique ayant épuisé ses réserves de volontaires, l'Amirauté a envoyé des enrôleurs saisir de force des marins. Comme l'escadre manquait encore d'hommes, l'Amirauté a réuni 500 soldats d'une maison de retraite. Nombre d'entre eux avaient entre 60 et 70 ans et étaient déjà amputés de plusieurs membres. Une fois l'expédition partie, les équipages des navires commencèrent à vivre une horreur après l'autre : des vagues gigantesques qui submergeaient les coques,  des coups de vent qui réduisaient les voiles à néant et le scorbut qui faisait tomber les cheveux et les dents des hommes et qui rendait certains fous à lier. Des centaines et des centaines d'hommes d'équipage ont péri. Et tout cela avant même que le Wager ne fasse naufrage sur les rochers.

 

 

 

Certains marins ont lu Robinson Crusoé et les naufragés possèdent un exemplaire du récit de John Narborough. Vous montrez aussi la façon dont les rivalités se déplacent sur le terrain narratif lors du retour au pays. Le lecteur assiste à une véritable guerre du verbe !

 

D. G. - Oui, ce qui m'a fasciné, ce n'est pas seulement ce qui s'est passé sur l'île mais ce qui s'est passé après que plusieurs de ces survivants ont regagné l'Angleterre. Après tout ce qu'ils ont vécu, ils ont été convoqués devant la cour martiale pour les crimes qu'ils auraient commis sur l'île et risquaient la pendaison. Pour tenter de sauver leur vie, ils se sont lancés dans une lutte acharnée pour la vérité. Cette lutte ressemblait à beaucoup de nos combats actuels : il y a eu de la désinformation, de la mésinformation et même des allégations de « faux » journaux. Ainsi, bien que l'affaire Wager se soit déroulée au XVIIIe siècle, elle peut être une parabole pour notre époque turbulente.

 

 

 

1740. Alors que Londres constitue le cœur battant d’un empire érigé sur le labeur des marins et l’esclavage, le vaisseau de guerre Le Wager fait naufrage au large du cap Horn. Les marins, soumis au même sort funeste, subvertissent les anciennes hiérarchies et se livrent à une guerre de survie. De retour en terres anglicanes, leur vie ne tient qu’à un mot, au récit qu’ils vont faire de cette réalité vécue, plus dingue que toutes les fictions imaginables. Mêlant codes journalistiques et romanesques, cette enquête se lit comme une épopée maritime trépidante. Cette reconstitution immersive sur des flots convulsés et une île inhospitalière livre une réflexion fascinante sur la fabrique des histoires.