Littérature étrangère

Matthew Thomas

Nous ne sommes pas nous-mêmes

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photo libraire

Chronique de Sandrine Maliver-Perrin

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Que dissimule ce titre, Nous ne sommes pas nous-mêmes, aussi beau qu’intrigant, se demande-t-on en voyant cet énorme livre ? La réponse : un portrait de femme inoubliable et une peinture parfaitement réussie des transformations de l’Amérique, de l’euphorie de l’après-guerre à la désespérance du krach boursier. Et c’est un coup de maître.

Voici le premier livre de Matthew Thomas, 40 ans à peine, professeur dans un collège de New York. Il a mis dix ans à l’écrire. Et on comprend pourquoi : pas loin de 800 pages pour ce roman ambitieux qui nous conte la vie d’Eileen Leary, une héroïne aussi ordinaire qu’extraordinaire. Eileen est née en Amérique de parents irlandais. Elle est fille unique. Son père est camionneur et barman à ses heures. Révéré dans tout le quartier, c’est aussi un joueur impénitent. Sa mère, dépressive et fragile, tente d’oublier ses chagrins à grands coups de scotch. Eileen a donc appris très tôt à se débrouiller seule. Les épreuves l’ont endurcie et elle compte bien prendre sa revanche sur la vie. Sa devise : toujours viser plus haut, ne jamais renoncer à ses rêves pour avoir un jour de l’argent – beaucoup –, s’offrir des toilettes hors de prix, habiter une vaste maison dans un quartier chic et être enviée de tous. Devenue infirmière alors qu’elle rêvait de faire médecine, elle épouse Ed, enseignant et chercheur promis à une brillante carrière. Mais Ed ne partage pas les ambitions de sa femme. Préférant enseigner, il refuse les postes prestigieux qu’on lui propose. Obsédée par ses rêves d’ascension sociale, Eileen est déçue, mais s’adapte. Le couple a un fils, Connell. Sa passion pour le base-ball le rapproche de son père. Ed affiche dès lors un désintérêt total pour les projets d’Eileen, dont le sens des valeurs diminuent à mesure que croissent ses ambitions. Elle s’aigrit, supportant mal de voir ses rêves partir en fumée, devient odieuse avec le voisinage et envisage de divorcer. Puis elle remarque chez son époux des changements de comportement de plus en plus inquiétants. Après des examens médicaux, le verdict tombe comme un couperet : à 50 ans à peine, Ed est atteint de la maladie d’Alzheimer. S’ensuivra le combat magnifique et bouleversant d’une femme dotée d’une force et d’un courage incomparables, qui, le premier choc passé, va parvenir à s’oublier pour se dévouer à son époux. Ce qui signifie continuer à travailler car l’argent devient un problème de taille, assister à la lente déchéance d’un homme merveilleux, soutenir un fils qui ne supporte pas de voir son père dans un tel état et, surtout, renoncer aux rêves qui l’ont portée et finalement rongée sa vie durant. Eileen, tel un roseau, plie mais ne rompt pas ; elle se révèle à travers les difficultés, comprend ce qui est vraiment important dans une vie et choisit de vivre malgré tout. Portrait de femme en lutte permanente, contre la vie et contre elle-même, cette grande fresque, à la fois cruelle et tendre, sombre et lumineuse, explore un demi-siècle de rêves et de frustrations de la middle class blanche confrontée à l’endettement, au chômage et à une cohabitation difficile dans l’Amérique du melting-pot. Un premier roman magistral et très maîtrisé, que l’on dévore de la première à la dernière page.