Littérature française

Catherine Mavrikakis

Les Derniers Jours de Smokey Nelson

illustration
photo libraire

Chronique de Michel Edo

Librairie Lucioles (Vienne)

Si Catherine Mavrikakis n’a publié qu’un roman en France, le remarquable Ciel de Bay City, son œuvre au Québec est celle d’un écrivain confirmé. Et sans l’intervention de Sabine Wespieser, qui publiera d’autres romans d’elle, elle serait restée une curiosité rapportée par des curieux de leur voyage au Canada.

En 1989, une famille est massacrée dans une chambre d’hôtel. Smokey Nelson, le meurtrier, a été condamné pour ce crime. Il attend depuis vingt ans dans le couloir de la mort son exécution. Tant de choses ont eu lieu depuis, des guerres, d’autres crimes, Katrina ; et, hormis un nom sur un papier de l’administration pénitentiaire, Smokey Nelson n’évoque plus rien à personne. Pourtant, Catherine Mavrikakis donne la parole à quatre personnages qui n’ont pas oublié ce qui s’est passé et pour qui ce nom est une obsession. Sidney Blanchard est un musicien qui fuit La Nouvelle-Orléans. L’ouragan a tout détruit, jusqu’à ses dernières illusions. Dans sa Continental blanche, il poursuit un monologue ravageur, quasi célinien, à l’adresse de Jimmy Hendrix, de sa chienne et de la société en général. Vingt ans plus tôt, parce qu’il était un petit délinquant noir, on l’a accusé à la place de Nelson malgré un témoignage radicalement en sa faveur. S’il en a été quitte pour la peur, cela a fini de le persuader que rien ne changera dans la société américaine. Pearl Wanabee est une femme travailleuse, volontaire discrète et soumise à l’autorité. Elle est l’incarnation de la bonne citoyenne. C’est elle qui a découvert le massacre, elle est également celle qui a vu Smokey Nelson juste après son quadruple meurtre. Depuis, elle tente d’oublier. Elle essaie surtout de supporter le fait que Nelson restera gravé dans sa mémoire comme un jeune homme sympathique, un homme avec qui elle a partagé une cigarette en flirtant, un petit instant de bonheur arraché au monde. Ray Ryan est le père de la femme qui a été tuée, c’est un fondamentaliste convaincu de la suprématie de la race blanche et de la débilité plus ou moins congénitale des Noirs. Il remâche sa haine depuis deux décennies, nourrit des désirs de vengeance céleste. Il se prépare à descendre de sa montagne pour assister à l’exécution de Smokey Nelson. Son dialogue permanent avec Dieu fait de lui la caricature d’une Amérique blanche bigote et haineuse. Et puis Nelson lui-même, qui vit ses derniers jours dans sa cellule et attend avec soulagement la fin de sa terrible attente. C’est un monstre, il n’y a pas de mots pour qualifier son crime. Mais on juge un homme sur ses actes et non sur ce qui l’a amené à les commettre. En leur âme et conscience, des hommes jugent qu’ils ont l’autorité d’ôter la vie, invoquant pour cela la Justice et Dieu. Manière de ne pas voir qu’une société aussi imparfaite que celle des États-Unis génèrera toujours des inégalités – la fabrique des monstres. Tuer est toujours plus facile que se remettre en question. Les Derniers Jours de Smokey Nelson impose Mavrikakis comme une grande voix de la littérature américaine contemporaine. Elle manie une langue puissante et évocatrice. L’émotion le partage à la justesse du propos. Je ne citerai pas Faulkner, ni McCarthy, ni Capote pour qualifier son écriture, parce qu’on les dégaine trop souvent à mon goût, mais j’ai été tentée quand-même.

Les autres chroniques du libraire