Littérature étrangère

Reiner Stach

« Le Disparu », une renaissance !

Entretien par Guillaume Le Douarin

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En quelque 900 pages, Reiner Stach inaugure un travail titanesque dédié à Franz Kafka. On entre dans ce premier tome, Le Temps des décisions, comme en religion, rempli d’espoirs et porté par la dévotion que suscite cet immense écrivain. Cette énorme entreprise fera incontestablement date.

Étonnamment, il n’y a pas de grande biographie sur Kafka. Comment expliquez-vous ce manque essentiel ?

Reiner Stach - Ce n’était certainement pas faute de documentation sur Kafka car des études très détaillées ont été consacrées à sa vie dès les années 1960. Et dans les années 1980, l’ensemble des manuscrits de Kafka ont été mis à la disposition de tous les chercheurs. Ce qui manquait, c’était une synthèse convaincante de cette accumulation de savoirs. Je crois que la complexité de la personnalité de Kafka et de son environnement social ont intimidé plus d’un biographe. Il faut jongler avec un grand nombre de balles.

 

La vie de Kafka est un duel. Comment avez-vous réussi à créer un itinéraire dans une vie où l’intériorité et l’abîme ont une grande importance ? 

R. S. - Cela n’aurait pas été possible si Kafka n’avait pas laissé tant de documents autobiographiques, des textes très intimes où il essaie de se comprendre. Il se montre très véridique, parfois impitoyable envers lui-même. Mais il est fascinant d’observer comment il développe peu à peu des stratégies pour venir à bout de ses douloureuses contradictions et de ses faiblesses, voire pour les rendre productives. En transformant en littérature ce qu’il discerne dans ses propres abysses, par exemple.

 

L'empathie et le savoir étaient-ils les deux préalables principaux à ce travail titanesque ? 

R. S. - On dit que l’empathie et le savoir sont les deux piliers du travail biographique. Je crois plutôt que ce sont deux carburants qui ne déploient tout leur effet que lorsqu’ils sont associés. Si on sait beaucoup de choses tout en ayant peu d’empathie, on aura toujours du mal à filtrer les faits vraiment déterminants, les informations qui nous ouvrent les yeux. Et à quoi bon l’empathie la plus vive si je n’ai que des connaissances superficielles sur le tournant des années 1900 ? Les lecteurs s’apercevraient vite que ce n’est pas un socle bien solide.

 

Pourquoi avoir fait ce choix de faire débuter ce travail biographique à la fin de l’adolescence et non en 1883, date de sa naissance ?

R. S. - Ce fut d’abord une décision pragmatique. Les années centrales de la vie de Kafka, celles où il a écrit ses « classiques » – surtout Le Procès et La Métamorphose –, sont les mieux documentées de toutes grâce à ses centaines de lettres et à ses journaux, très fournis. C’est une phase dans laquelle on peut étudier très précisément les pensées, les sentiments et l’écriture de Kafka – simplement en comparant les textes et en cherchant des motifs ou des contradictions et des conflits. La situation est tout autre dans le cas de ses années de jeunesse qui ne sont documentées que de façon lacunaire. Je savais que le travail de recherche serait très fastidieux et j’espérais donc avoir un jour accès au legs de Max Brod, l’ami de Kafka, qui était alors en la possession d’un particulier. Pour autant, nous avons décidé, mon éditrice et moi, qu’il valait mieux ne pas attendre l’ouverture de ce legs et qu’il était bien préférable de débuter par le tome central. Nous escomptions aussi que beaucoup de lecteurs voudraient savoir comment les plus grandes œuvres de Kafka ont vu le jour et de quelle façon elles reflètent ses problèmes personnels. Cette hypothèse s’est avérée et les critiques aussi ont été convaincus. En revanche, nous avons attendu en vain le legs de Max Brod qui n’est devenu accessible qu’en 2019. Par chance, j’ai découvert d’autres sources au fil des ans, ce qui m’a permis de mener à bien le tome consacré à la jeunesse de Kafka.

 

Qu'avons-nous à gagner d’une biographie sur Kafka? Un nouveau regard sur l'homme, son œuvre et son époque ou sur nous ?

R. S. - Il existe encore beaucoup de légendes et d’idées fausses à propos de Kafka et j’espère avoir contribué à leur substituer une image plus précise et plus réaliste. J’avais l’espoir de montrer Kafka « en couleur » – vous connaissez sûrement cette surprise qu’on éprouve en voyant pour la première fois un film en couleur sur une époque lointaine. Tout se rapproche soudain de nous comme si ce n’était pas vraiment du passé et c’est exactement ce que doit faire une bonne biographie. Et puis, j’espère que nous savons désormais un peu mieux comment naît la grande littérature.

 

On pourrait s’interroger sur la nécessité de connaître la vie d’un écrivain pour mieux l’apprécier ou le comprendre. Cette biographie, en rien classique, nous invite subtilement à une redécouverte de l’homme Kafka et de son univers. Reiner Stach réussit incontestablement le tour de force d’une véritable grande biographie littéraire. Le lecteur entre pleinement dans l’univers de l’homme et de son époque. De cette lecture envoûtante, comme en apnée, surgit une proximité avec l’écrivain et une envie de lire ou de relire ses textes avec un regard renouvelé. À noter aussi la traduction remarquable de Régis Quatresous, tout en subtilité et fluidité. Un monument à ne pas louper !

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