Essais

Damien Boquet , Pirovska Nagy

Sensible Moyen Âge

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photo libraire

Chronique de Caroline Clément

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Au Moyen Âge, époque de la dévotion et de la Passion du Christ, les émotions deviennent sujets d’étude. Moines, théologiens, médecins inventent un remède à la colère, un antidote à la tristesse, au désir charnel. On pleure. On aime. On se repent. Le Moyen Âge, en Occident, palpite, bouillonne, vit.

« Cette étrange matière affective dont nous sommes faits », disent-ils. Les historiens Damien Boquet et Piroska Nagy, auteurs de Sensible Moyen Âge, une histoire des émotions dans l’Occident médiéval, étudient depuis plusieurs années la sensibilité des hommes et des femmes du Moyen Âge, cette « enfance de l’Europe ». Ils ont porté leur regard sur l’impalpable, l’insaisissable : l’émotion. Hommes et femmes du Moyen Âge passaient-ils du rire aux larmes ? étaient-ils si immatures qu’on a tendance à le croire ? Leurs colères, leurs cris, leurs amours, leurs peurs, prétendument infantiles, avaient-ils un sens familial, politique, social ? L’Histoire de la vie affective, délaissée jusqu’alors par les spécialistes, appréhendée grossièrement, de manière presque caricaturale, est ici reprise avec soin, dans les détails, et c’est l’historicité des affects qui est questionnée. Les émotions agissent dans l’histoire, mais elles ont elles-mêmes une histoire, assurent les auteurs, qui ont passé au peigne fin la littérature profane et spirituelle, une abondante iconographie, les chroniques de l’époque, produits d’un millénaire de culture médiévale. « Nous sommes convaincus que l’émotion est au cœur de l’anthropologie du Moyen Âge occidental », déclarent Damien Boquet et Piroska Nagy. « Les sociétés humaines sont impénétrables à l’observateur qui omet d’en ausculter les palpitations émotionnelles. » Actrices de premier plan, les émotions individuelles et collectives forgent les sociétés, les structurent, les modèlent. Haines et joies, amitiés et inimitiés, hontes et repentances rejoignent la raison et gouvernent parce qu’elles sont porteuses d’une dynamique, d’un sens. Ainsi s’ordonnent la charité passionnée, la violence, la ferveur, le mysticisme. Depuis le très haut Moyen Âge jusqu’au xve siècle, depuis la christianisation des affects jusqu’à la conquête mystique de l’émotion en passant par l’affect monastique, l’éthique et l’esthétique des émotions, on assiste à l’essor d’une pensée chrétienne profondément et durablement influente. « Le modèle chrétien d’affectivité se construit, se répand, pénètre la société médiévale tout en interagissant avec d’autres modèles de valorisation de l’affect, déjà présents ou en voie de construction parallèle. » Alors que les sciences cognitives et les neurosciences examinent nos émotions sous un angle essentiellement individuel et psychologique, Damien Boquet et Piroska Nagy soulignent le caractère et le rôle social des émotions médiévales. Fallait-il les maîtriser, les contenir, les canaliser ? Fallait-il encore les mettre en scène, les véhiculer, les partager, en faire un usage politique, calculé ? L’ordre et le désordre apparent des émotions, leur puissance, entre la sphère intime et le domaine public, sont ici au cœur de toutes les réflexions. L’affaire est vaste, son traitement remarquable. Sensible Moyen Âge est un ouvrage brillant, résolument passionnant.

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