Littérature étrangère

Toni Morrison

Délivrances

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Chronique de Betty Duval-Hubert

Librairie La Buissonnière (Yvetot)

Comment parvient-on à se libérer des traumatismes de l’enfance ? Comment vivre avec la culpabilité d’être, celle lentement inculquée, diffusée par ses parents, par une mère ? Comment vivre en étant Noire, même la plus belle ? Comment survivre avec le mensonge, dans le mensonge ? Comment aimer sans rejeter ni juger ?

Autant de questionnements qui façonnent ce nouveau et très beau roman de Toni Morrison. Lula Ann, petite fille noire effarouchée, devenue Bride, jeune adulte superbe de beauté et de réussite porte en elle toute la culpabilité d’être, d’avoir été un poids, un fardeau pour sa mère abandonnée par son mari. Elle est celle qui n’est jamais à la hauteur des espérances des siens, toujours dans la faute intime, non partagée, non partageable. Il y a la volonté de faire bien, de faire mieux, de plaire et de séduire mais cela ne suffit jamais. Irrémédiablement exclue et pourtant si docile, si sage, elle quête un amour maternel absolu, un regard de tendresse qui pourraient signifier la confiance et l’existence pleine et sereine. La main n’est jamais tendue, les regards sont absents, détournés. Bride va grandir seule, se forger une personnalité factice, portant en elle le secret d’un mensonge lourd de conséquences. Faut-il détruire autrui pour se construire et se libérer d’un amour jamais advenu ? La parole sera libératrice, les mots, même mensongers, l’autoriseront à ne plus être enfermée, refermée sur elle-même. Mais Toni Morrison sait traquer les apparences, les non-dits, les termes mensongers implacables et destructeurs. Tout est apparence, le mal réside en dessous, les traumatismes obstruent, le racisme est latent, permanent. L’enfance est si facile à détruire, à briser, à réduire comme l’est et le sera une vie d’adulte. Bride évolue dans un monde adulte, ordonne, décide, règne désormais sur un monde argenté, froid et calculateur mais se sait rongée intérieurement et demeure la petite fille rejetée. Elle demeure une enfant objet, malmenée, maltraitée, mortifiée. Les mensonges et les non-dits pervertissent, influent sur la personnalité et les caractères. Les dégâts sont là, irréversibles. À travers le personnage de Bride et de ceux qui la côtoient, (Booker son amant, Brooklyn, son amie supposée et collègue), Toni Morrison explore de nouveau des thèmes qui lui sont chers. Si Bride est intérieurement dévastée par une enfance sombre et maltraitée, perdue dans un manque cruel d’amour maternel, elle est aussi capable de puiser en elle suffisamment de ressources pour survivre et peut-être vivre tout simplement. La rédemption n’est jamais éloignée. Le cycle de la vie perdure. Il est permis d’exister dans le regard de l’autre et avant tout dans le regard de soi. L’intégrité est sans nul doute un chemin long et difficile à atteindre. La délivrance sera alors possible et éclatante dans la sincérité. Bride pourra se reconstruire, s’affirmer, s’assumer sans mensonges, ni regrets, ni déni. Simplement en conscience. Bride est un personnage résolument moderne, ancré dans une société où la faiblesse n’est pas admise, où la discrimination raciale s’éternise, où seul l’argent donne le pouvoir et l’assurance d’être en apparence. Délivrances est un roman grave, lumineux et réaliste, confirmant la puissance narrative magistrale de la romancière et la force de son regard sur la société américaine contemporaine et les injures et insultes faites aux exclus et aux faibles.