Essais

Caroline Oudin-Bastide , Philippe Steiner

Calcul et morale

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Chronique de Jérémie Banel

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Quels moteurs, quels freins furent à l’œuvre lors des débats sur l’abolition de l’esclavage ? Et comment les sciences économiques naissantes prirent-elle en main cette question ?

Loin d’être l’élan d’humanisme et de fraternité que l’on s’imagine souvent, l’abolition définitive de l’esclavage en France est précédée de cent ans de discussions et d’échanges entre intellectuels, philosophes et économistes. C’est l’objet de Calcul et Morale, de Caroline Oudin-Bastide et Philippe Steiner, première synthèse de ces débats animés et fondateurs. S’il est indéniable que l’esclavage eut, très tôt, des opposants pour raisons humanistes, il s’opéra, au milieu du xviie siècle, un changement profond dans la façon de le dénoncer. Dans la foulée d’un mouvement plus général de quantification du monde basée sur l’émergence des sciences, les attaques contre l’esclavage s’appuyèrent sur des critères économiques : en plus d’être humainement indéfendable, le recours à l’esclavage n’était pas économiquement viable. Les grands esprits de l’époque se penchèrent sur la question et, à grand renfort de calculs plus ou moins valables, s’affrontèrent d’articles en livres, de commissions d’enquête en rapports. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les deux camps s’étant saisis de cette méthode, ils arrivèrent à des résultats diamétralement opposés. Au final, ces débats auront aussi permis une meilleure compréhension du fait esclavagiste, de ses ressorts et de son fonctionnement, aidant ainsi à préparer l’après abolition. Mais au-delà du récit de ces années de controverses, c’est aussi la formation d’un esprit économique et philosophique que nous font vivre les auteurs : émergence lente mais réelle des « Nègres » en tant que sujets politiques et économiques conscients, avancées dans la compréhension des différents modèles de développement et leurs implications dans la vie quotidienne, définition plus fine des intérêts généraux et particuliers… Si l’usage intensif de statistiques peut de nos jours poser question, nul doute qu’à ce moment-là, elles ont contribué à l’écriture d’un vrai moment politique de l’Histoire de France.

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