Bande dessinée

Marc-Antoine Mathieu

3\"

illustration
photo libraire

Chronique de Enrica Foures

Librairie Lafolye & La Sadel (Vannes)

En art, l’expérimentation est enthousiasmante lorsqu’elle est maîtrisée. Winshluss, Ott, Blanquet, Lécroart, Chris Ware…, ils sont quelques-uns dans la bande dessinée à se jouer avec bonheur des codes narratifs et 
graphiques. Marc-Antoine Mathieu n’est pas le moindre de ces trublions 
du classicisme.

Depuis la série des Julius Corentin Acquefacques, l’auteur atypique ne cesse de nous surprendre. Graphiste talentueux dont le sens de la perspective n’a rien à envier à celui d’un Schuiten, et excellent conteur, il nous transporte à chaque fois dans des univers vertigineux. Après une parenthèse collective avec Rupestres – passionnante réflexion sur le métier de dessinateur –, son nouveau projet personnel, 3’’ ne déroge pas à la règle. Marc-Antoine Mathieu nous fait basculer dans une sombre histoire de complots au sein du milieu du football professionnel, sur fond de règlements de compte et de matchs truqués. L’auteur, qui ne nous avait pas habitués à de tels sujets, se lancerait-il dans le thriller politique ? Que nenni, rien de convenu ici. Car, dans un noir et blanc toujours aussi sublime, cet opus invite le lecteur à une expérience inédite. L’intrigue se dévoile petit à petit sous nos yeux au fil d’une action qui ne dure en réalité que trois secondes, le temps que coule une larme ou qu’un coup de revolver soit tiré. Le procédé utilisé par l’auteur est une mise en abyme poussée à l’extrême (jusqu’au néant), un jeu de miroirs qui donne un effet de ralenti à la narration et permet au lecteur de voir en même temps diverses scènes quasi simultanées. Ce dernier est d’ailleurs invité à la « réflexion » car la bande dessinée, dont les scènes ricochent de reflet en reflet, lui propose d’assembler une à une les pièces d’un puzzle graphique innovant. Quasi muette – si ce n’est le phylactère marquant un étonnement de mouche – malgré le chaos ambiant (explosion, accident, coup de feu, cri…), ce silence assourdissant accentue l’impression de vertige que l’on éprouve à la lecture de 3’’. Une distorsion du temps et de l’espace identique à celle que l’on peut ressentir lors d’une chute libre. Marc-Antoine Mathieu, avec cet exercice de style brillant dépassant le simple cadre de la bande dessinée, ouvre de nouvelles perspectives à un neuvième art toujours plus inventif et palpitant. Pour aller encore plus loin dans cette expérience étonnante, il est fourni la possibilité au lecteur, grâce à un code inclus dans le livre, d’aller découvrir le contenu de la bande dessinée en numérique sur le site de l’éditeur. Rappelons au passage qu’il y a eu des précédents dans les liens hypertextes BD/Internet : les auteurs Ruppert et Mulot, par exemple, s’y sont déjà essayés avec, notamment, les phénakistiscopes de Panier de Singe (disponible à l’Association) qu’on pouvait voir en version animée sur Internet.

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