Littérature étrangère

Hernán Diaz

Tout est fiction

L'entretien par Jean-Baptiste Hamelin

Librairie Le Carnet à spirales (Charlieu)

L’Argentin Hernan Diaz, spécialiste de Borges, cinq ans après Au loin, prix du roman Page/America, revient avec un formidable roman auréolé du Prix Pulitzer, Trust. L’attente fut longue mais le plaisir encore plus intense car Trust est un hommage à la littérature et à la fiction. Une incroyable réussite.

Votre nouveau roman, Trust, est présenté comme un grand roman sur l’argent, sujet souvent absent de la littérature. Pourquoi vous être emparé de celui-ci ?

Hernan Diaz - L’argent est une force qui influence toutes les relations humaines ou presque. Il détermine nos vies quotidiennes dans tous ses aspects concrets, matériels. Pourtant, on n’en parle jamais. C’est un tabou absolu. De plus, on nous le présente comme un domaine ésotérique, obscur – incompréhensible pour une personne lambda. Cette dissonance m’intéressait. Le fait que l’argent soit partout et nulle part à la fois demandait à être examiné.

 

J’ai le sentiment que Trust est un prolongement d’Au loin sur l’Histoire des États-Unis. Andrew est peut-être le descendant d’un chercheur d’or, alors que le père d’Ida pourrait être celui d’Hakan (personnage d’Au loin). Était-ce un souhait d’écrire ainsi sur l’Histoire du pays, sur le « cœur de l’Amérique » ?

H. D. - Il y a une certaine continuité entre les deux romans, en effet. Mais ce n’est pas intentionnel, ça s’est fait à posteriori. Je n’ai jamais décidé d’écrire une critique des États-Unis en deux volumes. Mais puisque je m’intéresse au canon américain, il n’y a rien de surprenant à ce que je finisse par me pencher sur des questions que ce canon a ignorées jusqu’à présent.

 

Roman de l’argent, Trust est surtout un formidable hommage à la littérature. Tout démarre par une biographie fictionnelle créant une réalité sur la vie d’Andrew. Ensuite, plusieurs points de vue dans les trois autres parties joueront à la triturer, à la modifier. Pourquoi cette fragmentation de la vérité ?

H. D. - Oh, merci de dire que ce roman est un hommage à la littérature ! C’est vraiment dans cette optique qu’il a été conçu. J’ai la conviction que la littérature se crée à partir de la littérature et je n’ai en rien l’intention de masquer mes influences. Au contraire, j’aime dialoguer ouvertement avec les écrivains que j’adore. En ce qui concerne la structure du livre, je crois que notre relation à la vérité est fragmentaire (et opaque, ambiguë, contradictoire). En fragmentant le récit de la sorte, j’espérais offrir un miroir à notre expérience parcellaire de la réalité.

 

Plus généralement, est-ce là désormais que réside la vraie richesse : celle d’avoir le pouvoir d’écrire sa propre réalité, sa propre vérité pour la postérité, au prix d’arrangements fallacieux. Alors que pourtant Andrew répète que le travail de l’argent s’entoure de silence.

H. D. - On pense toujours à l’argent comme l’expression ultime du pouvoir. C’est sans doute vrai. Mais il ne faut surtout pas oublier que l’argent et le pouvoir reposent tous les deux entièrement sur le discours, la manière de présenter les choses. Aucun régime politique ni système financier (aucun dirigeant, aucun magnat) n’a jamais existé sans grand discours idéologique venu le légitimer. En définitive, ce qui importe le plus est de contrôler le discours.

 

En écrivant de la fiction, vous avez donné corps et vie à un personnage qui nous semble réel, Andrew Bevel. De très nombreux lecteurs ont d’ailleurs cherché sa trace sur Internet ! Est-ce là votre grande réussite, ce qui fait pétiller votre âme d’écrivain et d’enfant, puisque la littérature est un jeu d’enfant, un jeu sérieux ?

H. D. - J’ai vu ce phénomène sur Google ! J’étais ravi bien sûr. Il n’y a rien de plus merveilleux et de plus vertigineux que lorsque la littérature perce la fine membrane de la réalité pour s’y inviter.

(Propos traduits par Charlène Busalli.)
 

Tout démarre par une fiction sur Benjamin Rask, richissime financier du début du XXe siècle, écrite par un certain Harold Vanner. Ce récit semble créer la réalité sur le personnage d’Andrew Bewel, également sujet de cette fiction inaugurale et personnage principal de Trust. Les trois parties suivantes joueront à rétablir non pas la vérité mais les vérités sur Andrew. Par lui-même, par Ida, sa biographe, et par Mildred, l’épouse d’Andrew. Qui était finalement Andrew Bewel, financier sans vergogne, ayant précipité Wall Street dans la tourmente en 1929 ? Là réside le cœur du livre : qui croire ? Finalement, chaque lecteur se forgera sa propre vérité qui sera, à coup sûr, parcellaire !