Bande dessinée

Albert Cohen

Ô vous, frères humains

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photo libraire

Chronique de Margot Engelbach

Librairie La librairie (Clermont-Ferrand)

Le jour de ses 10 ans, en août 1905, Albert Cohen est confronté pour la première fois à la haine antisémite. C’est cet épisode particulier que Luz a choisi d’adapter dans sa dernière bande dessinée.

Publié intégralement en 1972 chez Gallimard, ô vous, frères humains d’Albert Cohen raconte un événement survenu à l’auteur bien des années auparavant. Le jour de son dixième anniversaire, fasciné par un camelot qui vend un détachant miracle, le jeune Albert voit l’occasion de faire un cadeau à sa mère adorée. Mais lorsqu’il s’approche du camelot, il est reçu par un discours antisémite basé sur son seul faciès, reprenant tous les clichés que l’on connaît. Ce discours très violent, et prenant à partie des badauds dont pas un seul ne prendra la défense de cet enfant humilié, l’enjoint à laisser « la France aux français » et à « aller voir à Jérusalem s’il y est ». Prenant cette injonction pour une vérité, le jeune Albert se retrouve à la gare, bien décidé à quitter ce pays qu’il aime tant, puisque cet adulte qui le fascinait ne peut qu’énoncer une vérité qu’il ignorait : les Juifs sont méchants, et puisqu’il est Juif, il est méchant. C’est sur l’errance de cet enfant que se concentre l’adaptation graphique de Luz. Le dessin en noir et blanc parvient à exprimer l’oppression du jeune Albert, son incompréhension, sa terreur dans cette ville de Marseille qui lui semble soudain hostile, déchiffrant pour la première fois les graffitis « morts aux Juifs » s’étalant sur les murs. Se réfugiant dans les toilettes de la gare, il livre un véritable combat intérieur afin de tenter de comprendre qui il est, ce que veut dire être Juif, et le regard de cette foule hargneuse qu’il imagine l’attendre à l’extérieur. C’est la première fois que cet enfant, poussé par un discours de haine, va, du haut de ses 10 ans, réfléchir à sa judéité. Il va même penser à la mort pour échapper à ces tourments. C’est finalement l’évocation de sa mère (comme toujours chez Cohen), si bonne et si gentille, qui le poussera à reprendre le chemin du foyer à la nuit tombée. Au quasi-silence des pages dessinées (hormis le discours du camelot repris en intégralité et quelques bribes des soliloques de l’enfant), succède l’intégralité des trois derniers chapitres du roman, recopiés par Luz. Les mots de l’écrivain âgé prenant le relais du crayon pour poser un regard a posteriori sur cet événement. L’adaptation de Luz, bien que très personnelle, exprime l’essence du roman d’Albert Cohen. L’angoisse et l’incompréhension de l’enfant transparaissent à chaque page ; l’absurdité de la situation également. C’est l’origine de cette haine, le « pêché d’être né », tout autant que sa cible, un jeune enfant de 10 ans, symbole de l’innocence, qui révèlent cette absurdité. L’actualité du sujet saute aux yeux. En effet, la peur, la haine de l’autre – quel qu’il soit –, résonne tristement avec cet épisode vécu il y a plus de cent ans. Mais les mots d’Albert Cohen que Luz reprend à son compte, où il fait le lien entre cette haine « ordinaire », le silence de la majorité et les atrocités de la Seconde Guerre mondiale qui auront lieu plus de trente ans après cet épisode, nous enjoignent à être vigilants, et à ne plus haïr… à défaut d’aimer. Nous sommes tous des frères humains face à la mort. ◼