Littérature étrangère

Eduardo Berti

L’Inoubliable

RJ

✒ Renaud Junillon

(Librairie Lucioles, Vienne)

Les livres d’Eduardo Berti sont habités par le jeu incessant, ludique et troublant, de la collision du réel (que nous croyons connaître) avec d’autres réalités parallèles. Voici cette thématique déclinée en douze nouvelles aussi étranges qu’espiègles.

L’Argentin Eduardo Berti revendique l’héritage de ce que l’on appelle le réalisme magique. Il écrit des textes ancrés dans une réalité à l’intérieur de laquelle surgissent des éléments irrationnels. La filiation est bien celle d’un Borges, d’un Bioy Casares ou d’un Cortázar, où la rigueur stylistique recèle une dimension poétique délicate, où le jeu incessant entre fiction et réalité façonne de multiples dimensions de lecture, où les références littéraires, fantaisistes ou authentiques, finissent par se substituer aux réalités matérielles du quotidien. En ce sens, « L’Inoubliable », nouvelle qui donne son titre au recueil, est emblématique. Cette nouvelle raconte comment Mme Rial, veuve de 74 ans, est réveillée chaque nuit par les propos que tient son dentier, pourtant sagement posé prés d’elle sur sa commode. À bien l’écouter, le dentier déclame de courts passages littéraires. Incrédule, notre Mme Rial retrouve le livre dont il est question dans sa propre bibliothèque. Une nouvelle du livre raconte comment un homme perd tous ses souvenirs dès l’instant qu’il perd une dent, et comment, une fois cette dent recollée, les souvenirs lui reviennent, mais altérés, différents. Le titre de cette nouvelle de Rémy de Gourmont a pour titre « L’Inoubliable ». Mais le dentier bavard continue ses citations littéraires autour du thème dentaire, récitant les extraits de livres de la bibliothèque de la veuve Rial. La fiction se mord la queue : la nouvelle « L’Inoubliable » du livre intitulé L’Inoubliable met en scène une nouvelle intitulée « L’Inoubliable », qu’un personnage a fini par oublier ! Mise en abyme, jeu de miroir déformant… Eduardo Berti nous avait déjà séduits avec ses constructions en spirale, comme, par exemple, Tous les Funes, où il est question de mémoire, d’oubli, de double, et d’un professeur nommé Funes confronté à tous les Funes de la littérature. Eduardo Berti interroge son lecteur sur le rôle et le sens de la lecture, sur ce que ce dernier tente d’en saisir et en retient, sur la vie des éléments qui composent le récit et leurs répercussions sur notre monde réel.


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