Littérature étrangère

Sofi Oksanen

Les Vaches de Staline

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photo libraire

Chronique de Daniel Berland

Pigiste ()

En 2010, la France découvrait Sofi Oksanen avec son roman Purge. En 2011, Les Vaches de Staline, premier roman de l’auteur, s’apprête à diviser cette France en deux grandes catégories : ceux qui ont aimé Purge et vont se régaler en lisant le petit dernier (même si c’est le premier), et ceux qui n’ont pas aimé Purge… 
et qui vont adorer Les Vaches de Staline.

«Ma première fois, c’était différent. Je croyais que ce serait atroce, compliqué, sale et gluant. Je croyais que mes entrailles cracheraient du sang et que j’aurais deux fois mal au ventre. Je croyais que je n’y arriverais jamais, que je ne pourrais pas, que je ne voudrais pas, mais quand les premiers abdominaux me sont parvenus aux oreilles, mon corps en a décidé pour moi. Il n’y avait pas d’alternative. C’était divin. La flamme du briquet a fait scintiller mes yeux à l’éclat fatigué. Ma première cigarette après ma première fois. Ca aussi, c’était divin. Tout était divin. » Ces premières lignes des Vaches de Staline résonnent, à l’image de tout le roman, comme un violent uppercut dans lequel l’auteur part chercher au plus profond de son être le verbe et les images pour nous narrer le parcours de trois femmes, de trois générations et de trois souffrances. Trois femmes génétiquement et héréditairement liées, unies par un destin commun marqué à la fois par l’occupation soviétique, l’occupation nazie et la maladie. La prose brute, déchaînée et désespérée d’Oksanen nous entraîne dans un monde où se mêlent le présent et passé, et où les blessures demeurent béantes bien qu’elles se transmettent et se transforment à travers le temps. De l’Estonie jusqu’en Finlande, la grand-mère, la mère et la fille souffrent et se partagent les mêmes douleurs. Les Vaches de Staline est le roman du corps féminin, ses chapitres en sont les organes et ses mots, sucrés ou acides, son sang. Roman puissant, il trouve sa force dans l’art que montre l’auteur à tresser de fines connexions entre l’intimité de l’expérience féminine et l’expérience historique collective. Le corps de la femme y est présenté comme un punching ball historique, et ce sont le talent de conteuse et le style d’une Sofi Oksanen déchaînée qui rappellent les coups indélébiles qui ont été donnés et qui perdurent. Les Estoniens, que les Soviétiques déportaient en nombre en Sibérie, avaient surnommé « vaches de Staline » les chèvres rachitiques qu’ils rencontraient sur place. C’était une façon de se moquer de la propagande stalinienne qui se vantait d’élever les plus grasses vaches du monde. C’est dorénavant un remarquable premier roman : féroce, habilement construit et sans aucune compromission. Le roman coup de poing de trois réhabilitations.