PAGE : Pourquoi un professeur et psychanalyste aussi célèbre et réputé que vous écrit-il des romans ?
Irvin Yalom : J’ai toujours pour habitude de prendre Sartre et Camus comme modèles. Leurs fictions transmettent puissamment leurs concepts philosophiques. Je considère tous mes romans comme des outils pédagogiques destinés à mon public, qu’il soit composé de jeunes psychothérapeutes, de patients ou de toute autre personne intéressée par le processus psychothérapique. Mes projets d’écriture s’ouvrent systématiquement sur quelques idées spécifiques de la thérapie que je veux dépeindre. La Méthode Schopenhauer, par exemple, est d’abord un outil pédagogique d’enseignement de la théorie et de la technique de la psychothérapie de groupe. Dans Le Problème Spinoza, je crée deux personnages qui endossent la fonction de médecins de Spinoza et de Rosenberg. Ils jouent le rôle de lentilles permettant l’exploration des vies intérieures des deux protagonistes.
P. : Après votre remarquable Et Nietzsche a pleuré, vous consacrez en effet votre dernier roman à Spinoza. Pourquoi et comment avez-vous choisi ce philosophe ?
I. Y. : Spinoza m’a longtemps intrigué. Je voulais écrire depuis des années sur ce courageux penseur du xviie siècle, si seul au monde (sans famille ni communauté) et auteur d’ouvrages qui ont véritablement influé sur la pensée humaine. Il a imaginé avant tout autre la sécularisation de la société, l’État démocratique en politique, l’avènement des sciences naturelles, et il a grand ouvert la voie aux Lumières. Qu’il ait été excommunié par les juifs à l’âge de 24 ans et interdit par la censure pour le restant de sa vie par les chrétiens m’a toujours fasciné, peut-être en raison de mes propres penchants iconoclastes. Une étrange sensation de parenté qui s’est renforcée lorsque j’ai découvert qu’Einstein, l’un de mes premiers héros, était spinoziste. Quand Einstein parlait de Dieu, il parlait du Dieu de Spinoza – un Dieu synonyme de Nature, un Dieu qui inclut toute substance, un Dieu, enfin, « qui ne joue pas aux dés avec l’univers », ce par quoi il veut dire que tout ce qui arrive, sans exception, obéit aux lois de la Nature.
Je crois aussi que Spinoza, comme Nietzsche et Schopenhauer (sur la vie et la philosophie desquels j’ai écrit deux précédents romans), a dit beaucoup de choses qui se révèlent extrêmement pertinentes dans mes domaines, ceux de la psychiatrie et de la psychothérapie ; par exemple que les idées, les pensées et les sentiments sont le résultat d’un vécu, que les passions peuvent être étudiées de façon dépassionnée, que la compréhension mène à la transcendance. J’avais à cœur de rendre hommage à la pensée de ce philosophe par le biais d’un roman d’idées.
Peut-être parce qu’il a choisi de rester invisible, on connaît peu de choses certaines de la vie de Spinoza. Les deux jeunes juifs du roman, Franco et Jacob, qui lui rendent visite sont des personnages inspirés d’un court récit qui figure dans la toute première biographie consacrée au philosophe. Ces deux jeunes individus anonymes ont lié connaissance avec Spinoza dans le but de l’amener à révéler ses positions hérétiques. Ils dénonceront effectivement, peu de temps après la fin de cette discussion, Spinoza au rabbin Mortera et à la communauté juive. J’ai tiré l’essentiel des paroles et des idées que Spinoza développe au cours de cet échange de son Tractatus theologico-politicus. Je me suis, en fait, tout au long du roman, beaucoup inspiré de ce texte et de celui de l’ Éthique, ainsi que de sa correspondance.
P. : Que savons-nous de la réaction de Spinoza à cette excommunication ?
I. Y. : Parmi les rares éléments connus de sa vie, son excommunication est le fait le plus fermement établi. J’en ai reproduit avec exactitude le texte officiel. Il est fort probable que Spinoza n’a plus jamais eu, par la suite, le moindre contact avec un juif. On ignore cependant quasiment tout de la réaction émotionnelle de Spinoza à cette excommunication : le récit que j’en fais relève entièrement de la fiction, mais constitue, de mon point de vue, une réponse vraisemblable à pareille séparation radicale d’avec son environnement. Les villes et les maisons où Spinoza a vécu, son appareil à polir les verres d’optique, ses rapports avec les Collégiants, son amitié avec Simon de Vries, ses publications anonymes, sa bibliothèque et les circonstances de sa mort ainsi que ses funérailles, tout cela est fondé sur les faits.
P. : À ce sujet, quelle est la part de vérité et de fiction dans votre roman ?
I. Y. : J’ai souhaité écrire l’histoire de ce qui « aurait pu se produire ». En restant aussi proche que possible des événements historiques, je me suis servi de mon expérience professionnelle de psychiatre pour imaginer le monde intérieur de mes protagonistes, Bento Spinoza et Alfred Rosenberg. J’ai inventé deux personnages, Franco Benitez et Friedrich Pfister, afin de donner accès aux âmes de mes deux principaux personnages. Il y a davantage de certitudes quant à la réalité historique pour la partie du roman qui se situe au xx e siècle. Cependant, le personnage de Friedrich Pfister est entièrement fictionnel et l’ensemble de ses rapports avec Alfred Rosenberg imaginaire. Il reste que, compte tenu de la structure mentale de Rosenberg telle que je l’appréhende et de la pratique de la psychothérapie au début du xxe siècle, les relations entre Rosenberg et Pfister auraient pu être très voisines de celles que je décris. André Gide ne voyait-il pas « le roman comme de l’histoire qui aurait pu être [et] l’histoire comme un roman qui avait eu lieu » ?
P. : Il me semble que dans ce roman, vous vous êtes davantage intéressé à la psychologie de Spinoza qu’à sa philosophie ?
I. Y. : Mon intention est de présenter le travail de Spinoza au lecteur, mais aussi d’explorer la vie intérieure de l’homme. La personnalité de Spinoza est demeurée invisible. L’homme s’est complètement fondu dans son travail parce qu’il ne souhaitait être jugé que sur la base de la raison. C’était un homme très discret qui n’a rien écrit sur lui et qui, à sa mort, laissa instructions à ses collègues de gommer toute trace de sa correspondance personnelle. Il a pourtant beaucoup écrit sur ce qui touche aux émotions humaines : dans l’ Éthique, par exemple, où il étudie le fait de surmonter l’esclavage des passions. Je ne pense pas qu’il aurait pu écrire ce texte s’il n’avait lui-même été confronté à la question.
P. : Pensez-vous que la lecture de romans ou d’ouvrages philosophiques peut nous aider à mieux nous connaître et à panser nos blessures psychiques ?
I. Y. : Lorsque j’ai débuté mes études en psychiatrie, j’ai suivi des cours qui commençaient généralement au xxe siècle avec de grandes figures telles que Freud, Jung, Pavlov, etc. Je suis aujourd’hui convaincu que c’était une erreur puisqu’il est de grands penseurs et de grands auteurs qui, au cours des deux milles années précédentes, nous ont offert des travaux majeurs sur l’esprit humain et ont été à l’origine de nombreux questionnements sur ce qui peut conduire au désespoir.