Essais

Thomas Saintourens

Le Maestro

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photo libraire

Chronique de Géraldine Huchet

Pigiste ()

On sait depuis longtemps que, au milieu de l’horreur des camps de concentration et des vagues d’extermination nazis, la musique subsistait. Quand on était musicien, on ne mourrait pas tout de suite, on jouait au moment de l’entrée des convois, pendant les exécutions, lors de soirées privées chez les officiers.

Pascal Quignard dans La Haine de la musique, Primo Levi dans Si c’est un homme et d’autres encore ont dit que non, la musique n’adoucit pas les mœurs ni ne soulage personne, pas même les victimes. Cependant, c’est à un tout autre pan de la « musique concentrationnaire », beaucoup moins connu, que s’intéresse le journaliste T. Saintourens : la musique composée dans les camps. Et ce qu’il raconte est tout simplement prodigieux. Car il ne s’agit pas là de parler de la musique « officielle », fanfares et autres chants patriotiques allemands, mais bien de celle composée, le plus souvent en cachette, par des hommes qui, pour beaucoup, ne revinrent pas vivants. Comment imaginer que certains artistes ont composé des opéras ou des symphonies dans ces conditions de vie effroyables ? Chaque chapitre est ainsi consacré à un musicien différent, l’un composant du jazz, un autre des opéras pour enfants (le célèbre Brundibar), des chansons populaires, de la musique classique ou religieuse... Le livre est par ailleurs entrecoupé de textes consacrés au maestro Francesco Lotoro, pianiste italien originaire des Pouilles. Ce personnage incroyable fait le lien entre ces histoires particulièrement émouvantes. Depuis 1990, il s’est lancé dans un projet de recherche inédit consistant à « collecter et rassembler tous les morceaux écrits de 1933 à 1945 dans les camps de transit, de travail, de concentration, d’extermination et autres lieux de captivité. » Collectées de manière systématique, ces œuvres, fruits d’amateurs ou de professionnels, ne sont pas uniquement celles de juifs (bien que principalement), mais également de soldats du IIIe Reich emprisonnés par les Alliés. Pendant plusieurs mois, l’auteur a rencontré cet homme qui consacre sa vie à la recherche de traces souvent difficilement accessibles. Il y engloutit, pratiquement sans aide ni reconnaissance officielle, sa santé et son argent. Nous suivons ainsi le quotidien d’un véritable passionné, parcourant l’Europe pour trouver des partitions (plus de quatre mille à ce jour), rencontrer des descendants de musiciens des camps, recopier à la main, puis grâce à un logiciel, des notes qui sans lui s’effaceraient à jamais. Son but ? Une encyclopédie de la musique concentrationnaire (il a déjà enregistré vingt-quatre disques) jouée par son orchestre, toujours prêt à le suivre même dans les pires conditions, même sans être payé. « Il considère sa mission comme un devoir. La musique qui le fascine n’est pas celle de l’homme libre, assis à son piano, mais celle du prisonnier, composée le plus souvent en situation extrême, sur des supports de fortune, en cachette, la peur au ventre. Chaque feuillet est un acte de résistance, chaque portée un défi […]. Les nazis n’ont pas réussi la mortification culturelle. » On referme le livre ému par ces histoires méconnues et par ce maestro héroïque, avec l’envie de découvrir la musique de Schulhoff, Karel ou Kropinski, etc., et celle de dire sa gratitude à Lotoro pour son travail aussi titanesque qu’essentiel.