Bande dessinée

Vehlmann

Le Dieu-Fauve

illustration
photo libraire

Chronique de Mehdi Ain-Bouzid

Librairie L'Alternative (Neuilly-Plaisance)

Confronter l'ambition humaine à la fureur primaire de la nature : voilà le thème principal du nouveau one-shot du scénariste de Seuls. Dans cette fable surgie d'un temps oublié et à travers une succession de points de vue, Fabien Vehlmann et Roger nous rappellent que chaque vie humaine est bien peu de choses.

Sans-Voix est un grand singe au magnifique pelage d'albâtre, fort et agile, au firmament de sa jeunesse, à l'apogée de sa puissance. Dans la steppe aride et désolée où vit sa tribu, il voit venir le moment de son ascension, l'opportunité qui lui permettra de prouver sa valeur au clan. Il est celui qui abattra le Longue-Gueule, cet énorme alligator blessé mais mortel qui s'est perdu sur leur territoire et dont la carcasse pourrait rassasier toute la tribu. Il n'aura pas le temps de savourer sa victoire. Chez les hommes, la Maison Matsya, nomades malgré eux, célèbrent leur nouvelle capture simiesque. Athanael, poète-esclave nouvellement affranchi, se réjouit de l'avenir radieux qui s'annonce. Parmi les bêtes récemment acquises, se trouve le spécimen qu'ils vont passer dix ans à dresser en Dieu-Fauve, guerrier sacré incarnant la violence sur Terre. Un tel cadeau assurera probablement leur retour en grâce au sein de l'empire et la fin de leur bannissement. Le tsunami qui s'apprête à frapper la côte risque néanmoins de doucher leurs espoirs. Cette rupture abrupte du récit, ces ambitions fauchées radicalement par des événements sur lesquels les protagonistes n'ont aucun contrôle, c'est ce qui va caractériser toute la qualité de l'œuvre aussi impitoyable que magnifique qu'est Le Dieu-Fauve. Sans négliger de tisser un fil rouge qui maintient l'harmonie de la fresque, le récit rebondit à chaque chapitre vers un nouveau personnage qui n'était qu'une figure secondaire du précédent, jusqu'à ce qu'il subisse un sort rarement enviable et que la roue continue de tourner. Cette espérance de vie presque tarantinesque des personnages sublime la fragilité des ambitions et des espoirs personnels, face à la marche du monde et éléments. Pour autant, chacun y joue un rôle qui impacte l'ensemble. Cette possibilité de perspective, elle est aussi dû à l'intuition de Vehlmann de suggérer son univers sans en clarifier précisément les contours, juste assez pour en comprendre les enjeux. On nous parle d'un empire, d'une civilisation, d'une capitale et de coutumes, avec assez de parcimonie pour que les ambitions politiques, les révoltes, les cataclysmes et la violence de ce monde y prennent un sens limpide. Cet élan du récit, on le retrouve dans la fluidité du dessin de Roger, dans cette silhouette fantomatique d'un Dieu-Fauve qui hante deux cases le temps d'un coup mortel et vengeur, dans la danse paisible d'un poète autant que dans celle macabre d'une guerrière.